L’union fait la force! Douze chercheurs lituaniens et fribourgeois ont entamé une collaboration afin d’étudier les traditions exégétiques juive, chrétienne et grecque dans l’Antiquité. Objectif: mesurer l’influence méthodologique – aussi méconnue qu’inavouée! – qu’ont pu avoir ces communautés l’une sur l’autre.
Face à des interlocuteurs pareils, on ne s’étonne guère que l’esperanto n’ait pas fait plus d’émules. Franz Mali, professeur de patristique et d’histoire de l’Eglise ancienne à la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg, parle le russe, l’allemand, l’italien, le français, le slovène, le grec, même s’il s’excuse de l’avoir presque oublié. Il lit aussi le copte, le syriaque, le grec, le latin, l’arménien, «mais classique uniquement», s’empresse-t-il de préciser. Lui et ses collègues Mantė Lenkaitytė Ostermann et Tatjana Aleknienė, pareillement douées pour les langues anciennes et modernes, pourraient sans peine travailler comme guides touristiques sur la Tour de Babel. Cette reconversion professionnelle ne figure toutefois pas à leur agenda. Ces trois chercheurs prennent part actuellement à un projet de recherche helvético-lituanien sur les traditions exégétiques dans l’Antiquité.
Des influences inavouables
Au début de notre ère, les écrits de Platon chez les philosophes grecs, la Bible pour les juifs et les mêmes Ecritures saintes, additionnées des Evangiles, pour les chrétiens sont considérés comme des textes d’une grande autorité. Chacune de ces communautés les étudient et les interprètent selon des procédés exégétiques qui leur sont propres. «Ce qui nous intéresse, explique la directrice du projet Tatjana Aleknienė, c’est de voir s’il y avait des influences réciproques et, le cas échéant, d’en mesurer la nature et l’intensité.»
Pour faire simple, l’exégèse est l’étude approfondie d’un texte, en particulier philosophique ou religieux. «On en voit la nécessité quand un texte inspire plusieurs interprétations», explique Franz Mali. Très prégnante durant les premiers siècles de l’ère chrétienne, la démarche exégétique influencera la culture occidentale durant plus d’un millénaire.
Dans le monde chrétien au IVe siècle, les disputes dogmatiques qui animent les conciles, notamment sur la nature du Christ, donneront lieu à des discussions de très haut vol, requérant d’excellentes notions philosophiques, ainsi que des connaissances approfondies des Ecritures et de l’interprétation rabbinique. «C’est la preuve que les Pères de l’Eglise ont été influencés par des auteurs appartenant à la culture hellénique et juive, conclut Mantė Lenkaitytė Ostermann, même si on a cherché à le masquer au cours du Moyen âge.» L’inverse reste à prouver.
«Au cours de l’Antiquité tardive, il est probable que les Grecs subissent à leur tour l’influence des exégètes chrétiens, avance Tatjana Aleknienė, mais ils ne l’avouent pas. A nous de le découvrir!»
Un indice? Philon d’Alexandrie, un contemporain de Jésus, atteste cette circulation des idées. Il est juif, et connaît donc très bien la tradition exégétique juive, mais il est aussi passionné par la philosophie grecque. Pour Tatjana Aleknienė, son interprétation des Ecritures, en tant que platonicien, donne des «fruits vraiment étonnants».
Des cénacles d’exégètes transformés en champs de bataille
Chasse gardée des intellectuels, la discussion entre exégètes a, plus qu’à son tour, viré à la foire d’empoigne. Les chercheurs suisses et lituaniens cherchent à établir les raisons de ces querelles. Comment chaque exégète justifie-t-il son point de vue? Pourquoi tient-il mordicus à sa version? «Nous nous trouvons à la frontière de la psychologie, observe Tatjana Aleknienė, car nous examinons aussi les raisons inconscientes qui sous-tendent les interprétations.»
«Si on se dispute pour un texte, explique Franz Mali, c’est que l’on est convaincu qu’il recèle UNE vérité. Les interprétations divergentes vont jusqu’à provoquer des excommunications.»
Autre temps, autres mœurs! Entre exégètes du XXIe siècle, les débats sont devenus moins virulents, mais l’on continue de se critiquer… à fleuret moucheté. «Nous sommes plus humbles. Dans l’Antiquité, l’humilité faisait défaut», plaisante Tatjana Aleknienė. Et les trois «exégètes des exégètes» de partir d’un grand éclat de rire.
__________Une collaboration aussi vieille que l’Université de Fribourg
La collaboration entre chercheurs suisses et lituaniens ne doit rien au hasard. Dès la fin du XIXe siècle, de nombreux lituaniens viennent étudier à Fribourg. Dans l’Entre-deux-guerres, on en compte plus de trois cents, dont Jurgis Matulaitis, béatifié par Jean-Paul II en 1987. Le projet actuel donnera lieu à un colloque final à Vilnius au début du mois de septembre. Les textes seront publiés dans la Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie.
- Photo: Christian Doninelli – Unicom
- Informations sur le projet
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