Comme pour le bon vin, c’est en goûtant à la littérature qu’on forme son sens critique. De la subversion de Dada à la grande machine du Prix Goncourt, Robert Kopp, spécialiste de la littérature du XXe siècle, est l’invité de Thomas Hunkeler, professeur au Domaine d’étude français.
Robert Kopp, vous êtes à Fribourg pour donner une conférence sur le procès de Maurice Barrès, écrivain nationaliste de droite, par le mouvement Dada. De quoi s’agissait-il au juste: d’une pure performance subversive ou d’un acte politique?
Barrès, avant de devenir un nationaliste de droite et le «rossignol des carnages» (Romain Rolland) a été un anarchiste de gauche, le «prince de la jeunesse», admiré par Breton, Aragon, Drieu, plus tard Malraux et beaucoup d’autres. En mai 1921, Dada lui a fait un procès, l’accusant d’avoir trahi l’égotisme du culte du moi pour les appels à la haine des «Chroniques de la Grande Guerre» dans L’Echo de Paris Barrès était donc accusé d’«atteinte à la sûreté de l’esprit».
On dit souvent que cet événement marque la fin du mouvement dada. Que s’est-il passé?
Non, cet événement ne marque pas encore la fin de Dada, il s’inscrit dans la deuxième saison de Dada Paris (sur trois); en 1920, ce furent Tzara et Picabia qui étaient à la manœuvre, il s’agissait avant tout de «crétiniser» le public par des manifestations laissant une large place à l’improvisation; l’idée du procès Barrès revient surtout à Breton et un peu à Aragon; pour Breton, il s’agit d’une question d’éthique (la responsabilité de l’écrivain); mais Tzara aurait voulu un procès pour rire; d’où dissensions et séparations qui conduisent au sabordage de la revue Littérature, dont le n° 20 donne le début de l’affaire, mais le n° 21 ne paraît plus.
L’année dernière, le 100e anniversaire du mouvement dada a été largement fêté. Mais qu’en reste-t-il dans la littérature contemporaine? Quel a été son héritage?
Dada est évidemment récupéré par les syndicats d’initiative et les offices du tourisme, comme la presque totalité de ce qui fut notre culture; mais Dada est une onde de choc qui s’est fait sentir dans les années 60 (mouvement fluxus et situationnisme); malheureusement, il manquait l’humour de Duchamp, sauf peut-être chez Tinguely.
Beaucoup plus académique, mais très influent: le prix Goncourt, auquel vous avez consacré un ouvrage. Très convoité, mais aussi souvent en but à la critique, peut-on dire que le Goncourt a changé la dynamique de la littérature française?
Le prix Goncourt est une «machine à faire lire» et, à ce titre, il mérite d’être soutenu. A l’origine, les frères Goncourt, qui étaient des rentiers, voulaient permettre à quelques écrivains de travailler à leur œuvre sans soucis matériels; les académiciens recevaient donc une rente à vie (qui a disparu à travers les différentes dévaluations au cours desquelles le capital initial a fondu comme neige au soleil), et le lauréat recevait un prix à peu près équivalent à une rente annuelle (également disparu et remplacé par une chèque symbolique de 10 euros); en revanche, les tirages importants des lauréats les mettent à l’abri du besoin pour un temps, donc le but du prix est atteint.
Vous-même, en tant que spécialiste de la littérature du XXe siècle, écrivain et éditeur, quel regard portez-vous sur la littérature actuelle?
Elle vaut ce que vaut notre époque, les générations à venir feront le tri. Même si je ne vois pas de Balzac, ni de Baudelaire, il y a toujours de bons romanciers et des poètes qui nous aident à vivre.
Le 8 novembre prochain sera annoncé,pour la deuxième fois, le nom du vainqueur du Prix Goncourt, le choix de la Suisse 2016 auquel prennent part plusieurs étudiants de l’Université de Fribourg. Vous avez été l’un des instigateurs de ce projet. Pourquoi vous tenait-il a cœur de donner une antenne suisse à ce Prix?
J’enseigne depuis plus de quarante ans la littérature, ou j’essaie de le faire… et je vois bien que souvent les étudiantes et les étudiants ont du mal à établir un lien entre les texte que nous leur faisons étudier et leur vie présente. Alors, j’ai pensé qu’il fallait créer des possibilités de participer activement à la vie littéraire, comme critiques, comme jurés, et d’être en contact avec une institution prestigieuse. Vu le succès de l’entreprise, il faut croire que c’est une puissante motivation pour se plonger dans l’actualité littéraire.
Quels conseils donneriez-vous aux étudiants dans leur travail de sélection?
De lire, de lire et encore de lire. Comment devient-on un bon sommelier? En goûtant beaucoup de crus différents, en développant son «nez». Le goût de la littérature, le jugement, le sens de la qualité, cela s’apprend au contact avec les textes. La théorie n’apporte rien, la pratique est tout!
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- Robert Kopp est écrivain, éditeur et professeur de littérature français des XIXe et XXe siècle.
- Il présente sa conférence sur le procès de Maurice Barrès, le mercredi 12 octobre à 17h00, av. de l’Europe 20, salle 3024.
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