Quelques semaines pour lire une quinzaine d’ouvrages, dépasser la théorie pour appliquer un vrai regard critique sur l’actualité littéraire, défendre son point de vue et argumenter au-delà de son premier sentiment: voilà le défi que lance aux étudiants la «Liste Goncourt, le choix de la Suisse». Cinq étudiants fribourgeois partagent avec nous cette expérience hors du commun.
Seuls 34 maigres jours nous séparaient de la première rencontre entre étudiants. La liste de sélection du Goncourt venait de sortir et nous n’avions que peu de temps pour lire une quinzaine d’ouvrages. Après des semaines de lecture boulimique, nous allions nous rencontrer pour en débattre. La motivation est grande. Le challenge est alléchant.
Quelle joie d’appliquer toute la théorie littéraire et linguistique accumulée au cours des semestres pour finalement lui donner forme dans le monde réel et non plus sur une copie d’examen. Les termes barbares qui nous ont été inculqués peuvent être mis à contribution. Mais en dehors de l’exercice rhétorique et analytique, l’expérience du Goncourt permet de toucher à l’actualité la plus immédiate de la littérature francophone, aspect finalement peu abordé dans les auditoires de Miséricorde.
Vin, foot et littérature
J’avoue, je me suis interrogée sur notre légitimité, en tant que néophytes de la critique littéraire. Que peuvent apporter des étudiants en littérature, pas encore en possession du Graal que représente un master, à l’évaluation de ces textes? Nous attribuons des notes à des auteurs confirmés, sélectionnés par une institution marquée par l’histoire. Quelle valeur a notre discours face à la tradition? Mais notre première réunion m’a convaincue de l’intérêt de cette démarche. Convoqués inhabituellement pour un rendez-vous nocturne à l’Université, c’est munis d’un verre de vin (en plastique, faut pas déconner non plus) que nous nous sommes attaqués à cette fameuse liste. Très vite, les avis divergent, les passions se déchaînent, chacun défend son favori auquel il a promis en secret une place sur le podium.
Cette question a d’ailleurs été débattue lors de notre séance. Un ouvrage sélectionné a envenimé la discussion. Sa présence sur la liste est-elle justifiée? A-t-il vraiment sa place dans un débat littéraire ? Il a fallu questionner les caractéristiques du Prix Goncourt et ses critères de sélection. Pour se rendre compte, finalement, que traiter de la signification de l’Académie Goncourt ou du choix suisse décerné par des étudiants de l’Université revenaient à se poser une seule question, à la fois courte et complexe: qu’est-ce que la littérature? Formulation qui, je vous l’accorde, sonne très «cours d’introduction aux études littéraires». Qui l’eut cru? Pendant que Barcelone écrasait Manchester city, étaient débattues, dans une petite ville de Suisse romande, des questions existentielles quant à l’essence de la littérature.
«J’ai pas l’temps»
Dans une perspective plus globale et moins factuelle, cette expérience du Goncourt a suscité une autre approche de la lecture. Aussi passionnantes que soient les études en Lettres, elles peuvent s’avérer également très frustrantes. Les références, tant bibliographiques que littéraires, nous submergent, toutes plus indispensables les unes que les autres. Il paraît impossible de concilier un semblant de vie sociale et l’achèvement de cette effrayante liste des «livres à lire», qui ne cesse de s’allonger d’année en année.
J’épargnerai aux lecteurs – s’il en reste – les considérations monotones sur notre société dépravée, la génération métro-boulot-dodo qui n’a plus une minute pour les plaisirs simples de la vie, écrasée par le poids de notre chère et tendre «société de consommation». Le temps doit être apprivoisé, il faut se l’approprier.
On gaspille souvent plus d’énergie à répéter inlassablement qu’on n’a pas le temps, plutôt que de le mettre à profit. Lors de ces dernières semaines, le mode «machine de guerre» était activé. Chaque moment de flottement pouvait être rentabilisé. Pour lire quelques lignes, il m’était possible de grappiller de précieuses minutes tout au long de ma journée, que ce soit dans les transports en commun, entre deux cours ou encore en attendant mon bus, fidèle à ses trois minutes de retard. Sur ce, j’espère de tout mon cœur qu’on ne m’entendra donc plus dire «j’ai pas l’temps». Du moins jusqu’au retour de la tristement célèbre Procrastination.
__________Lancée l’an dernier à l’instigation du Professeur Robert Kopp, la «Liste Goncourt, le choix de la Suisse» reçoit le soutien de l’Académie Goncourt, de l’Ambassade de France en Suisse, de l’Agence universitaire de la Francophonie, de la librairie Payot et de la Fondation Catherine Gide.
Cette année, cinq universités suisses se sont laissé séduire par ce projet qui promeut tant la lecture que les littératures françaises et francophones. Grâce à leur motivation et à l’engagement des Professeurs Regina Bollhalder, Thomas Hunkeler, Thomas Klinkert et Loris Petris, les étudiants des universités de la Suisse Italienne, de Berne, de Fribourg, de Zürich et de Neuchâtel vont débattre et élire leur lauréat à partir de la liste établie par l’Académie Goncourt. Le vainqueur sera dévoilé le 8 novembre à Berne, en présence de l’ambassadeur de France et d’un membre de l’Académie Goncourt.
- Prix Goncourt: à la recherche du temps - 28.10.2016