Autres temps, autres mœurs. A la fin du XIXe siècle, les femmes qui travaillaient en usine ne jouissaient pas d’une grande considération. Avant de pouvoir concilier, en tout bien tout honneur, rôle de mères et statut d’ouvrières, les femmes ont dû surmonter de nombreux préjugés. En la matière, le secteur horloger jouera un rôle original et pionnier. Rencontre avec Stéphanie Lachat, chargée de cours au Département des sciences historiques.
N’allez surtout pas lui dire que l’histoire des entreprises n’en pince que pour la technologie et l’économie à travers les âges! En se plongeant depuis plusieurs années dans les archives de l’industrie horlogère de l’Arc jurassien, Stéphanie Lachat est parvenue à dresser un tableau remarquable des rapports entre les hommes et les femmes au siècle passé. Son expérience «à l’usine» servira de matière première au cours qu’elle viendra donner, dès la rentrée, au Département d’histoire de l’Université de Fribourg.
Que nous disent les archives des entreprises horlogères sur le travail des femmes?
Avant de débuter mes recherches dans le secteur horloger, je m’attendais à y découvrir des perles de machisme. Il faut dire que, dans d’autres branches économiques, on rend souvent responsables les femmes qui travaillent en fabrique de l’alcoolisme du mari, de la tuberculose des enfants, voire même de la propagation du communisme. A l’inverse, dans les régions horlogères, j’ai pu observer qu’une bonne mère de famille est une mère qui travaille en fabrique afin d’assurer l’avenir de ses enfants.
Comment l’expliquer?
J’ai longtemps cherché à aboutir aux mêmes résultats que les recherches antérieures, mais en vain. J’ai dû finalement admettre que, dans l’industrie horlogère, le travail féminin apparaît très vite légitime. Cela n’empêche pas les ouvrières de rester en charge de leur foyer. Elles assument ce qu’on peut appeler une double tâche, celle de travailleuses et de ménagères. Cela s’explique principalement par la construction sociale de l’horlogerie en tant que tâche féminin-compatible: la fabrique horlogère n’est pas une fabrique comme une autre! Le travail horloger est noble et bien rémunéré. L’horloger n’est pas un ouvrier. Il peut donc être une femme!
La double tâche est une problématique encore très actuelle!
D’où l’importance de jeter un éclairage historique sur la situation qui prévaut aujourd’hui. A l’époque déjà, l’enjeu des élites socio-économiques est de permettre aux femmes de concilier vie domestique et vie professionnelle. Cela passe par des aménagements – très légers – des horaires, par la mise en place de cantines à midi et même, dès les années 1880, de crèches jusque dans certains villages.
Dans les usines que vous avez étudiées, avez-vous observé une vraie ségrégation spatiale entre hommes et femmes?
Les femmes sont très nombreuses dans l’horlogerie dès ses origines. Depuis les années 1920, l’horlogerie suisse emploie autant d’hommes que de femmes dans ses fabriques, qui ne sont pourtant pas mixtes. Il y a des ateliers d’hommes et des ateliers de femmes. Ce sera même un enjeu fort entre les employeurs et les syndicats jusque dans les années 1960.
Est-ce que les femmes restent cantonnées à des fonctions subalternes?
Oui, clairement. Les petites mains dans l’horlogerie sont féminines. Les femmes seront exclues des écoles d’horlogerie jusque dans les années 1910. A St-Imier, une classe de régleuses – pour les jeunes filles donc – ne verra le jour qu’en 1912.
Est-ce qu’on peut dire que les entreprises horlogères ont contribué à libérer la femme?
Je suis convaincue qu’elles ont contribué à légitimer le travail de la femme hors du foyer. A la libérer, c’est une autre question. On dit souvent que l’idéal de la femme au foyer est un idéal bourgeois qui imprègnera ensuite les familles ouvrières. Si on analyse ce qui se passe dans l’industrie horlogère suisse, on aboutit à une logique inverse de diffusion des modèles sociaux. L’accès légitime des femmes au marché du travail commence d’abord au bas de l’échelle social.
Vous allez enseigner l’histoire des entreprises à l’Université de Fribourg. Comptez-vous partager cette expérience d’historienne dans les archives des entreprises horlogères?
Mon objectif, modestement, est de fournir aux étudiants les outils qui m’ont manqué quand je me suis trouvée pour la première fois sur le terrain. Il faut réaliser que les archives privées sont par définition difficiles d’accès, en particulier dans le monde horloger.
Il existe des dossiers sensibles dans les archives de certaines entreprises. Je pense, par exemple, à l’affaire des fonds en déshérence.
Un-e étudiant-e de bachelor, qui voudrait étudier les archives d’une entreprise avec une perspective très critique, risque de ne pas obtenir d’autorisation. Les scandales, cela dit, ne sont pas toujours où on les attend. Dans mon cas précis, je me suis fait fermer les portes d’une entreprise, parce que je souhaitais y étudier les articulations famille et emploi. Un thème que je croyais anodin. Mais comme cette entreprise venait de refuser une crèche à ses employé-e-s, elle ne souhaitait pas que l’on s’aperçoive que, par le passé, elle avait accédé à ce genre de demande.
L’histoire des entreprises est-elle un domaine en vogue?
Oui, même si c’est une branche difficile à pratiquer. Les étudiants ont peut-être pris conscience qu’il y a là un réservoir d’emplois. De nombreuses marques horlogères ont un service historique relativement bien doté, travaillant avec des historien-ne-s de formation universitaire.
Quel est l’intérêt pour une entreprise horlogère d’avoir un service historique?
Il y a certaines branches économiques, notamment celles liées au luxe, qui font de l’histoire un outil marketing. De nombreuses marques ont des musées qu’il faut gérer. Sans oublier qu’il y a aussi des client-e-s qui ont des demandes très pointues sur la vie des entreprises et leurs produits. Pour y répondre, il est indispensable de faire des recherches dans les archives, ce qui nécessite une formation d’historien-ne.
Aujourd’hui, à l’ère du tout digital, le métier d’historien-ne des entreprises est-il appelé à muter?
C’est un immense défi. A l’heure actuelle, il est parfois plus facile de trouver une information datant de la fin du XIXe siècle qu’une information de 2002. Les collboratrices et collaborateurs des entreprises pensent que tout est conservé sur les serveurs grâce à des systèmes de sauvegarde automatique. Or, il ne s’agit pas là d’archivage, mais de stockage. Y retrouver une information s’avère par la suite presque impossible.
Et c’est là qu’intervient l’historien-ne 2.0?
Il est indispensable que les historiens travaillent en collaboration avec les départements d’informatique, car les outils d’archivage se trouvent à cheval entre les deux disciplines. C’est un conseil pour les étudiant-e-s: ne négligez pas l’aspect informatique! Quand on parvient à établir le dialogue avec les informaticien-ne-s, on peut réaliser de belles choses, mais ce n’est pas facile, tant nos référentiels sont différents.
Stéphanie Lachat est docteure en science économique et sociale de l’Université de Genève. Dès la rentrée, elle donnera un cours d’histoire des entreprises à l’Université de Fribourg
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