Des sorciers aux guérisseurs, de l’Inquisition au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, la reconnaissance des pratiques de guérison et de médecine alternative a une histoire mouvementée. A l’occasion du prochain Café scientifique de l’Unifr, le Professeur Yves Mausen historien du droit et son équipe répondent à nos questions. Une thématique à approfondir le 15 février au Nouveau Monde.
Existe-il une définition juridique de la sorcière?
Non, il est impossible de donner une définition unique de la sorcière. En effet, que ce soit au Moyen âge ou à l’époque moderne, le droit est bien trop éclaté et le juge dispose d’une trop grande liberté. Si les textes coutumiers ou ecclésiastiques sont nombreux, il n’existe presque rien au niveau juridique.
Avant 1580, les juges ont pour seul guide le Malleus maleficarum des inquisiteurs Henry Institoris et Jacques Sprenger, sorte de manuel juridique de référence pour les chasseurs de sorcières. Le guide décrit les sorciers comme ceux qui «avec l’aide des démons à qui ils sont liés par un pacte et avec la permission de Dieu, ont le pouvoir de causer des effets maléfiques réels. Ce qui n’exclut pas qu’ils puissent aussi par des moyens prestigieux susciter des visions et illusions fantasmatiques.» Ce texte s’inscrit dans la continuité de la bulle pontificale d’Innocent VIII Summis desidarantes affectibus, mais semble retenir une conception plus retreinte et exclusivement féminine de la personne pratiquant la sorcellerie.
Durant les années 1580, une abondante littérature de juristes, démonologues et théologiens va permettre de préciser la notion de sorcier par rapport à celle d’hérétique. Ces œuvres d’érudition, sans avoir de valeur proprement officielle, vont constituer un corpus de référence influençant de façon décisive la poursuite des sorcières. Le jurisconsulte Jean Bodin conteste la définition du médecin Jean Wier qui avait opéré une distinction entre ce qui s’explique par la nature, parfois peu avantageuse, de la personne et ce qui s’explique par une liaison démoniaque. Pour Bodin, le sorcier est «celui qui par moyens diaboliques sciemment s’efforce d’obtenir quelque chose». Partisan d’une dure répression, le jurisconsulte angevin refuse de «disputer physicalement des choses supernaturelles ou métaphysiques».
La conception de la sorcière évolue cependant au cours du siècle. Celle-ci est de moins en moins perçue comme un individu isolé, mais davantage comme le membre actif d’une secte, d’une organisation alliée avec le Diable, conspirant contre la société ou plus généralement contre la Chrétienté. Les accusations de sorcellerie conspiratrice et celles de participation au «sabbat» des sorcières sont alors souvent combinées.
A partir de quand a-t-on commencé à statuer sur la légalité des pratiques dites de sorcellerie?
De nombreux textes juridiques médiévaux, portent la trace d’une interdiction de la sorcellerie et de la punition des superstitions nuisibles. Il est cependant difficile d’identifier le point de départ exact de l’illégalité de la sorcellerie dans la mesure où cette dernière n’est qu’un dérivé de l’hérésie, combattue depuis les premiers temps du Christianisme et pourchassée plus tard par les tribunaux de l’Inquisition. Malgré tout, la répression systématisée de ces pratiques et la transformation relativement soudaine des procès en hérésie en procès en sorcellerie peuvent être historiquement situées.
Peu d’éléments nous renseignent sur les poursuites judiciaires d’actes de sorcellerie avant la fin du XIVe siècle. Quelques procès ayant eu lieu vers 1400 sont relatés par le dominicain Johann Nider dans son Formicarius, mais l’absence de registre judiciaire les concernant rend leur étude mal aisée. A partir de 1428, les procès en sorcellerie augmentent considérablement, principalement au Sud-Est de la France et à l’Ouest de la Suisse. En Valais par exemple, une centaine de sorciers et magiciens aurait été poursuivie cette année-là.
En 1484, le Pape Innocent VIII publie la bulle Summis desidarantes affectibus, qui relance la poursuite des sorcières et confirme les Inquisiteurs Henry Institoris et Jacques Sprenger dans leur lutte contre la perversion hérétique. La décennie 1487-1497 apparaît déterminante dans l’histoire de la sorcellerie grâce au développement de l’imprimerie et à la large diffusion du Malleus maleficarum. Cette persécution judiciaire connaît son apogée au XVIe siècle (1560-1670). Le nombre de procès en sorcellerie diminue ensuite au milieu du XVIIe siècle. En Europe occidentale, la dernière sorcière fut condamnée en 1782.
La Suisse détiendrait le triste record européen de la chasse aux sorcières avec 6’000 exécutions – dont 300 à Fribourg. Comment expliquer cela?
La précocité et l’intensité de la répression sont effectivement remarquables en Suisse. Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. Tout d’abord, suite aux procès fribourgeois contre les Vaudois en 1399 et 1430, un tribunal de l’Inquisition s’installe au couvent des dominicains de Lausanne.
De plus, l’éclatement du pouvoir politique en Suisse occidentale et la proximité du tribunal compétent de la communauté dont est issu l’accusé exposent facilement les juges aux conflits d’intérêts locaux, ainsi qu’au poids des prétentions seigneuriales.
En outre, la Suisse a connu l’émergence de sectes et d’hérésies, qui ont contribué à façonner le concept de sorcellerie conspiratrice. Le terme vauderie désignant initialement l’hérésie vaudoise, fut appliqué à l’hérésie en général et finalement à la sorcellerie. La recherche de stabilité des Églises confessionnelles à cette époque a également justifié une lutte plus sévère des hérésies et une certaine démonisation de ces dernières.
Certains phénomènes sociaux entrent également en jeu. Vers 1400, les procès de la vallée de la Simme au Sud-Ouest de la Suisse l’illustrent parfaitement. Ces procès, racontés par Johann Nider dans le Formicarius, surviennent après que cette vallée a été absorbée par l’autorité territoriale de Berne, provoquant un bouleversement économique. L’abandon de l’agriculture de subsistance pour l’élevage de bétail entraîne une augmentation des contacts avec les villes de marché. Dans ce contexte, l’enrichissement de certains provoque la jalousie des autres, favorisant les accusations calomnieuses de sorcellerie. Enfin, les intempéries, épidémies et famines ont toujours joué un rôle important dans les accusations et les procès de sorcellerie, mais ce phénomène n’est pas spécifique à la Suisse.
Désormais, on utilise beaucoup la notion de guérisseur. Ces pratiques sont-elles encadrées légalement?
Nous vivons un siècle de remise en question. Des motions demandent la réhabilitation des anciennes sorcières exécutées dans notre Canton. Les notions de guérisseur, et, plus généralement, de médecine parallèle, sont de plus en plus acceptées. Certes, les derniers siècles ont été agités, avec la modernisation de la médecine et la reconnaissance de la profession des médecins, qui se sont organisés en syndicats. En 1877, la Loi sur les Professions Médicales pénalisait tout exercice de la médecine sans diplôme, ni autorisation officielle. Elle permettait aux médecins de poursuivre les guérisseurs sous le chef d’inculpation d’exercice illicite de la médecine. Ceci dit, la jurisprudence était souvent bienveillante envers ces pratiques, en écho au support populaire pour la médecine alternative. Désormais, la Suisse est l’un des pays d’Europe le plus ouvert à ce sujet. Certains hôpitaux ont des listes de guérisseurs ou de personnes ayant le secret, qu’ils transmettent aux patients à leur demande. Des techniques d’hypnose ont déjà été utilisées en milieu hospitalier. Le président et vice-président de la FMH ne s’opposent pas au recours à ces méthodes parallèles, dans les cas de «situations de grande détresse et d’incertitude». La FMH elle-même n’émet cependant pas d’avis officiel à ce sujet, tout comme l’Office fédéral de la santé publique. La Fédération des patients insiste néanmoins sur le fait que les guérisseurs doivent collaborer avec la médecine classique, et, le cas échéant, envoyer leurs patients vers des médecins.
De plus, les médecines complémentaires – comprenant l’acupuncture, la médecine traditionnelle chinoise, la médecine anthroposophique, la pharmacothérapie de la médecine traditionnelle chinoise, l’homéophatie, la phythotérapie, ainsi que deux techniques particulières de sonographie – doivent, dans leurs rudiments, être enseignées dans les formations de médecine humaine, de médecine dentaire et de chiropractie. Cette médecine complémentaire est désormais en grande partie remboursée lorsqu’elle est dispensée par des médecins.
Ajoutons que les cantons sont souverains en ce qui concerne la pratique médicale. Ainsi, chacun peut permettre ou non l’exercice des guérisseurs, ou l’administration de services de médecine complémentaire par des non professionnels de la santé. Le Canton de Fribourg, par exemple, l’autorise, si cela ne cause pas de dangers pour la santé de la population ou des patients et s’il n’y a pas de risques de confusion avec des soins relevant de professions de la santé proprement dits. Ces non professionnels seront alors entourés par une série de devoirs déterminés par la loi. De plus, tout soin relevant spécifiquement d’une profession de la santé ne saurait être pratiqué par une personne autre qu’un médecin.
L’activité des guérisseurs, comme les magnétiseurs, rebouteux, ou détenteurs du secret, ne semble pas réglementée à Fribourg. Elle n’est ainsi pas soumise à autorisation ou condition spécifique, tant qu’elle ne consiste pas en un exercice illégal de la médecine. En comparaison, la LSan valaisanne reconnaît et autorise explicitement lesdites pratiques pour autant qu’elles soient sans danger et que les patients soient dûment informés pour éviter tout confusion avec la biomédecine. Il convient néanmoins de rappeler que les normes du code pénal s’appliquent (lésions corporelles, voire escroquerie), ainsi que celles sur la responsabilité civile.
Ces pratiques sont donc tolérées et en partie non réglementées. Des formations pour les médecines parallèles hors médecines complémentaires sont proposées par quantité de privés, particuliers ou organismes, comme, par exemple, l’Ecole de Médiumnité et de Guérison de Neuchâtel.
Enfin, d’un point de vue culturel, les pratiques que sont le secret et les prières de guérison ont été reconnues par l’Office fédéral de la culture dans le cadre de la Convention de l’Unesco de 2008 en tant que patrimoine culturel immatériel, de traditions vivantes de la Suisse.
__________- Le Café scientifique «Sorciers, sorcières, qui êtes-vous?» aura lieu le 15 février 2017, au Nouveau Monde, Esplanade de l’Ancienne Gare 3, à 18h00. Programme complet
- Ont aimablement contribué à cet article: le Professeur Yves Mausen, ainsi que son assistante Cécile Duhil de Bénazé et son sous-assistant Galaad Loup.
- Alexandre Fasel, un homme heureux - 18.11.2024
- Vous sentez-vous happy? - 13.11.2024
- La relève scientifique nationale sous les feux de la rampes - 01.07.2024