Fleur emblématique de la région fribourgeoise, le panicaut des Alpes est menacé. Le Jardin botanique de l’Université de Fribourg a initié une action de sauvetage, en collaboration avec le Canton de Fribourg et Pro Natura. Dans l’espoir de renforcer l’espèce à long terme, une centaine de jeunes pousses ont été plantées sous la crête du Moléson.
On l’appelle couramment chardon bleu, mais cette appellation prête à confusion. Autant l’épineux chardon de la famille des astéracées est répandu – au point que les exploitants d’alpage doivent s’efforcer de limiter son expansion – autant notre panicaut des Alpes (appartenant aux ombellifères) a régressé partout. Plutôt robuste, il semble pourtant armé pour se défendre, avec sa bractée finement découpée, hérissée comme une armure tout autour de l’inflorescence. Familier des couloirs à avalanches, le panicaut a pu survivre à bien des éboulements, ainsi qu’à une longue cohabitation avec les chamois. Or, depuis le siècle passé, la cueillette et le pâturage intensif ont mis ses populations sous pression. Sa couleur intense, bleu améthyste, a failli causer sa perte en attirant trop l’attention. A moins qu’il ne faille chercher l’explication dans le pourvoir aphrodisiaque attribué à cette plante (lire l’encadré)?
Survie en équilibre
Mercredi 6 juin, au matin, sur les hauts de l’alpage du Mormotey, au-dessus des Paccots, une équipe du Jardin botanique s’active à creuser le sol. Benoît Clément, responsable des cultures ex-situ, est accompagné d’une apprentie et d’un stagiaire, chargés de 94 jeunes plants élevés par ses soins. Souvent la pelle des jardiniers crisse en rencontrant la pierre, dans cette pente assez forte et encombrée de nombreux rochers. «C’est justement le genre de sols où le panicaut prospère», précise Sébastien Bétrisey, expert de la flore menacée. Si la fleur colonise volontiers les bordures de pâturage, c’est qu’elle est soumise à un fragile équilibre entre sur- et sous-exploitation. Elle ne survit pas dans un contexte de broutage intensif, mais elle ne s’épanouit pas davantage si le sol est densément peuplé. L’ombre de la végétation voisine entrave en effet la plante de se reproduire, en empêchant ses graines de germer.
La patience du jardinier
C’est le genre de détails qui mettent en évidence la difficulté que peut représenter la réintroduction d’une plante sauvage. «Chaque espèce vit différemment avec un mode de fonctionnement qui lui est propre; nous devons l’étudier de près pour la comprendre et adapter chaque fois notre stratégie», indique le Professeur Gregor Kozlowski, curateur du Jardin botanique. Il a fallu un enchaînement d’événements pour aboutir à l’action du jour: d’abord l’œil exercé d’un jardinier, qui a repéré le site en courant dans la montagne, puis la réussite d’un processus de reproduction complexe. Deux étés de suite, les collaborateurs du Jardin botanique sont venus récolter les graines de ce petit groupe de rescapés (cinq individus!) et les ont choyées durant plus de deux ans. Au moins deux hivernages, avec gel et dégel, sont en effet nécessaires au bon déroulement de leur processus de reproduction.
Un savoir à préserver
«Ces cinq panicauts peuvent nous aider à sauver tout un pool génétique, relève Gregor Kozlowski. Il souligne que le patrimoine génétique de la flore de cette région des Préalpes fribourgeoises est unique et particulièrement riche, une spécificité qui tient vraisemblablement à sa situation intermédiaire, entre Alpes Sud et Nord, favorisant la richesse génétique. Or, sur les quelque 700 espèces régionales qui méritent une protection ou du moins un suivi, seules une ou deux par année peuvent bénéficier d’une telle opération. «Nous sommes obligés de nous fixer des priorités et de nous concentrer sur celles qui sont au bord de l’extinction», indique encore Gregor Kozlowski. Il souligne que le maintien de la biodiversité est aussi affaire de connaissance en matière de taxonomie (identification et classification des plantes) et que cette discipline est trop peu valorisée au sein de nos universités. «On s’imagine trop souvent que la technologie va résoudre tous nos problèmes. Mais si ces connaissances botaniques se perdent, il y a un réel risque pour la conservation de notre patrimoine naturel à long terme», prévient le professeur, qui souhaite encourager les jeunes générations d’étudiants à s’intéresser globalement à la biologie végétale «et pas seulement au niveau moléculaire»!
Une collaboration féconde
Cette action de sauvegarde est menée avec le concours de Pro Natura et du Service de la nature et du paysage du Canton de Fribourg. Ce dernier a notamment la compétence de négocier des mesures avec les exploitants d’alpages. Ingénieur agronome de formation, Jacques Frioud est habitué à discuter avec les agriculteurs. Pour lui, la sensibilisation est le maître-mot. «Nous attirons l’attention des exploitants sur le fait qu’une plante rare et digne de protection se trouve sur leur pâturage et nous cherchons ensemble une solution pour la préserver. Il suffit souvent d’apporter quelques aménagements (clôture, déplacement des périodes de pâture…) et nous proposons une indemnité au cas par cas, en fonction du supplément de travail ou de la perte de rentabilité subie.» En l’occurrence, le bétail ne viendra plus pâturer dans cette zone de l’alpage du Mormotey, mais cela n’a pas trop d’incidence sur la vie de l’exploitation. La discussion a été d’autant plus aisée que le domaine fait partie de l’établissement de Bellechasse et appartient, de ce fait, à l’Etat.
L’organisation Pro Natura en assure la coordination globale et le financement, en vertu d’une convention signée par les trois partenaires en 2013. «C’est la première fois que nous menons une action de sauvetage d’une espèce à cette échelle», relève René Amstutz, chef de projet pour la promotion des espèces chez Pro Natura. Parallèlement au projet fribourgeois, l’organisation collabore avec le Canton des Grisons pour la protection du panicaut des Alpes. Sur l’ensemble de la Suisse, neuf stations menacées ont été placées sous protection par des contrats d’exploitation appropriés. L’action de réintroduction effectuée à Fribourg permettra de tirer de nombreux enseignements pour la suite. «Nous allons suivre cette affaire encore quelques années», conclut René Amstutz.
Un aphrodisiaque convoité?
Le panicaut des Alpes (Eryngium alpinum) appartient à la famille des ombellifères. Si ses bractées épineuses rappellent celles du chardon, il se rattache toutefois à une famille bien distincte. Il est protégé à Fribourg depuis 1973. Il existe environ 250 espèces de panicauts. Ces plantes renferment des huiles essentielles et des tanins utilisés en médecine populaire depuis l’Antiquité. Un ouvrage pharmacologique médiéval vante ses propriétés en assurant que la plante: «contribue aux devoirs conjugaux, soutient les hommes vieux et impuissants en les rendant drôles et gais.» Le nom allemand de la plante, Mannstreu, a par la suite été interprété dans le sens où, de par sa force, il met à l’épreuve la fidélité de l’homme.
Tiré de La Flore des Préalpes, du Lac de Thoune au Léman, Emanuel Gerber et Gregor Kozlowski, édition Rossolis 2010
- Site du Jardin botanique