Cantonneau revient

Cantonneau revient

Les amateurs fribourgeois de Tintin le connaissent, bien sûr. Pour les autres, voici l’occasion de le rencontrer. Professeur à l’Université de Fribourg et figure de trois albums des Aventures de Tintin, Paul Cantonneau est né de l’imagination de Hergé en 1941. La Ville de Fribourg et le Jardin botanique de l’Unifr auront la joie d’accueillir ce personnage plutôt mystérieux et discret, le 22 mai prochain, à l’occasion d’un vernissage surprise et d’une exposition éphémère. Jean Rime, chargé de cours à l’Unifr et tintinophile averti fera partie du comité d’accueil.

Jean Rime, le Professeur Cantonneau revient à Fribourg…. Mais où était-il donc passé?
Selon L’Etoile mystérieuse, il quitte temporairement Fribourg pour une mission du Fonds européen de recherches scientifiques en Arctique, ce qui indique une préalable renommée internationale. Fort de cette réputation, il participe ensuite à l’expédition archéologique au Pérou relatée dans Les 7 Boules de cristal. Or à ce moment-là, puisque Tintin habite non loin de chez lui, il semble avoir déménagé à Bruxelles : la ville n’est pas nommée, mais les dessins recèlent d’indubitables détails architecturaux comme l’emblématique hôtel Métropole. Dans sa carrière, il suit donc peut-être les traces de son compatriote vaudois Auguste Piccard, engagé à l’Université libre de Bruxelles en 1922; cet aîné, en qui Hergé reconnaîtra le modèle du Professeur Tournesol, assiste d’ailleurs discrètement au départ du bateau polaire Aurore.


Tintin et le Capitaine Haddock rencontrent le Professeur Paul Cantonneau pour la première fois à bord de l’Aurore, dans l’Etoile mystérieuse.

Vous-même marchez sur ses pas puisqu’il était professeur à l’Université de Fribourg… Le connaissez-vous bien?
Les lettreux n’ont guère l’occasion de fréquenter les laboratoires de Pérolles. Mais vu les incidents et maux divers qui émaillent son parcours, il vaut probablement mieux ne pas le côtoyer de trop près… D’un côté, il représente une science aventureuse et exaltante, où partir à la recherche d’un aérolithe ou d’une momie inca importe davantage qu’une liste d’arides publications (en quoi il rejoint d’ailleurs la vocation de reporter telle que la pratique Tintin). D’un autre côté, Cantonneau et ses confrères de l’Aurore incarnent l’inertie de la science institutionnelle, puisqu’à bord, ils ne servent littéralement à rien. En fait, leur seule fonction est d’être là, ce qui, dans le contexte géopolitique de la Belgique occupée, est déjà significatif. Ambassadeurs d’une Europe choisie mais unie, ils font corps contre l’impérialisme de la finance, diabolisée à l’époque dans la caricature du banquier judéo-américain. Ils offrent en même temps un contrepoids placide et comique aux angoisses hallucinées de fin du monde. A travers leur impassible rectitude s’esquisse donc la satire subtilement pondérée d’une science qui se prendrait trop au sérieux mais néanmoins nécessaire: une alternative au type du savant fou endossé par le pseudo-prophète Philippulus ou à celui du savant distrait. Du point de vue de l’imaginaire scientifique, L’Etoile mystérieuse, dessiné au cœur de la guerre, est un album fascinant, un sismographe des fantasmes et des peurs de la société contemporaine.

Mais il reste, un peu comme ce vieil oncle d’Amérique, plutôt mystérieux…
Je l’ai même surnommé «l’étoile mystérieuse de Fribourg». Puisqu’il participe à deux expéditions fort différentes, on ignore jusqu’à sa spécialité scientifique! Mais cette incongruité, souvent relevée, ne forme que la partie émergée de l’iceberg. Cantonneau arrive le premier sur l’Aurore avec des informations apparemment brûlantes… qu’il ne délivrera jamais, interrompu par le cours des événements. Lors du dîner à bord, son regard se révèle fuyant. Durant toute la mission, il se distingue discrètement de ses confrères tout en affichant une plus grande proximité avec Tintin. Même son portrait officiel, où son binocle est mal ajusté, trahit l’originalité du personnage. A Fribourg, plusieurs historiens, de Jean Steinauer et Hubertus von Gemmingen à Alain Clavien, ont tenté de combler les lacunes de sa biographie. Gageons que ce retour, orchestré à l’initiative d’Alain-Jacques Tornare, permettra de lever encore un coin du voile. Mais il faut dire qu’Hergé affectionnait particulièrement les scientifiques atypiques, à l’image de Bernard Heuvelmans, fondateur de la cryptozoologie et designer du yéti de Tintin au Tibet, Alexandre Ananoff, pionnier de la vulgarisation aéronautique consulté pour On a marché sur la Lune et reconverti sur le tard en historien de l’art du XVIIIe siècle, ou encore Jacques Bergier, transposé dans Vol 714 pour Sydney.


Dans l’Etoile mystérieuse, le Professeur Cantonneau embarque sur l’Aurore, le bateau du Capitaine Haddock, avec 5 autres savants qui, tous, souffrent du mal de mer. Copyright Hergé / Moulinsart 2019

Hergé aimait beaucoup la Suisse romande et nous le lui rendons bien, n’est-ce pas?
Au moment où il crée Cantonneau, en novembre 1941, il ne connaît de visu que la Suisse orientale, découverte avec les scouts durant son adolescence. Mais ses récits paraissent depuis 1932 dans L’Echo illustré, hebdomadaire catholique édité à Genève, et il croit beaucoup au potentiel du marché romand. Le choix de créer un savant suisse est sans doute un clin d’œil, qui a de surcroît l’avantage – pays neutre oblige – de ménager la susceptibilité de la censure d’occupation qui contrôle alors le quotidien belge Le Soir pour lequel il travaille. Il s’appuie aussi sur la réputation d’excellence scientifique et de diplomatie internationale de la Suisse, qui motivera l’argument de L’Affaire Tournesol (1954-1956), conçu juste après la fondation du CERN. Mais entre-temps, à partir de 1947, Hergé a multiplié les séjours sur les rives du Léman, qui matérialise et panse tout à la fois une lancinante dépression. Finalement, la guérison de Cantonneau à la fin du Temple du Soleil, après une longue léthargie, accompagne en quelque sorte la renaissance de son créateur. La trajectoire du personnage embrasse symboliquement une décennie centrale dans la vie et l’œuvre du dessinateur.

Jean Rime est chargé de cours en littérature française à l’Unifr.

A l’occasion de cette visite exceptionnelle, vous présenterez une conférence grand public. Quelle surprise nous réservez-vous ?
J’évoquerai bien sûr la «seconde vie» du Professeur Cantonneau, sa «légende» fribourgeoise, conformément au thème de la Nuit des musées. Mais j’essaierai surtout de relire en détail les cases et séquences où il apparaît pour tenter, sinon d’en percer tous les secrets, du moins de décrypter, à partir de cette figure somme toute secondaire des Aventures de Tintin, l’art narratif d’Hergé et sa manière de réinvestir l’imaginaire social. Enfin, il y aura quelques scoops, issus notamment de recherches en Belgique, sur les raisons qui ont pu pousser l’auteur à choisir Fribourg, une ville a priori moins prédestinée à cet emploi que Genève, Lausanne, Bâle ou Zurich. Que les bâtiments de Miséricorde aient été inaugurés quelques mois avant l’apparition du Professeur Cantonneau n’y est peut-être pas étranger…

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  • Communiqué de presse sur le vernissage et l’exposition éphémère
  • Jean Rime donnera une conférence intitulée «Paul Cantonneau, l’étoile mystérieuse de Fribourg – Conférence sur l’imaginaire scientifique d’Hergé» à l’occasion de la Nuit des Musées. Rendez-vous à 20h00 dans l’Auditoire de biologie végétale, Rue Albert Gockel 3, 1700 Fribourg.
  • Images de une: copyright Hergé / Moulinsart 2019

Author

Exerce d’abord sa plume sur des pages culturelles et pédagogiques, puis revient à l’Unifr où elle avait déjà obtenu son Master en lettres. Rédactrice en chef d’Alma & Georges, elle profite de ses heures de travail pour pratiquer trois de ses marottes: écrire, rencontrer des passionnés et partager leurs histoires.

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