Saviez-vous que, caché sous le nom de Barlaam, la figure du Bouddha a marqué le calendrier liturgique catholique et orthodoxe? Une histoire aux multiples influences que nous raconte Marion Uhlig dans un ouvrage paru en 2018.
Extrait
Le dynamisme est sensible partout dans cette légende qui rend hommage à la conception mobile de la culture qu’est la translatio studii, en même temps qu’elle en témoigne. Car Barlaam et Josaphat est l’un des fruits les plus savoureux de cette intense circulation du savoir qui fait de l’Occident chrétien l’héritier culturel et intellectuel du Levant. S’agissant de ce récit, la translatio s’entend bien sûr au double sens de transmission politico-géographique et linguistique, puisqu’il constitue le produit vernaculaire d’une entreprise maintes fois répétée de traduction et d’adaptation. Du pehlvi à l’arabe, du géorgien au grec, du latin au français, mais aussi du bouddhisme au manichéisme, puis à l’islam, au judaïsme et au christianisme, le mouvement promeut à la fois la mémoire et la régénération. L’œuvre, toujours renouvelée, s’enrichit de la sédimentation des couches plus anciennes qui lui confèrent leur autorité et la sculptent à l’image même de la transmission dont elle fait l’objet.
Résumé
La légende de Barlaam et Josaphat est l’histoire christianisée de la vie du Bouddha. C’est dire que, travesti en saint occidental, Siddartha Gautama a hanté en silence le calendrier liturgique catholique et orthodoxe durant près de dix siècles, presque sans être remarqué. Plus encore, il a donné lieu à une extraordinaire production littéraire en Europe, latine comme vernaculaire, et notamment française (en près de 20 versions différentes!), durant le Moyen Âge et la Prémodernité. Sans parler de son influence sur les pièces de Shakespeare, le Décaméron de Boccace, la Vie est un songe de Calerón de la Barca et bien d’autres qui en reprennent la trame narrative ou les récits enchâssés. Grâce aux recherches des philologues et des orientalistes, on connaît à présent les chemins de traverse parcourus par l’Eveillé des pieds de l’Himalaya aux bibliothèques des couvents et des particuliers en Europe. Mais qu’est-ce qui justifie le succès immense de ce texte au Moyen Age, alors qu’on ignore tout ou presque de cette origine orientale? Le présent livre tente de répondre à cette question en proposant une analyse littéraire complète du texte dans ses plus anciennes versions médiévales en français (fin XIIe-XIIIe siècles) et en étudiant les manuscrits dans lesquelles celles-ci sont conservées. Barlaam et Josaphat, c’est l’histoire de l’éducation à la sagesse et à la foi d’un maître à son disciple, par des fables enchâssées, des paraboles et des réflexions philosophiques. Mais surtout, c’est l’histoire de l’amour indéfectible qui les unit, affectivement et spirituellement, jusque dans la mort. Une autre manière de dire l’amour au Moyen Age, en quelque sorte, très loin du concept bien connu d’«amour courtois».
Pourquoi le lire?
Le livre s’adresse à un public motivé, intéressé par la littérature, la religion, les phénomènes textuels d’enchâssement narratif chers à Borgès et la transmission des textes littéraires d’Orient en Occident. Il s’agit de la première analyse littéraire complète de ce texte, dans ses plus anciennes versions médiévales françaises en vers et en prose: le pari est de montrer qu’il s’agit d’une œuvre au sens fort, minutieusement élaborée et architecturée, dont l’influence a été déterminante sur les conceptions médiévale et prémoderne du livre.
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- Marion Uhlig est professeure en langue et littérature françaises du Moyen Age au Domaine français.
- Marion Uhlig, Le prince des clercs, Barlaam et Josaphat ou l’art du recueil, Droz, 2018
- Image de une: «Miracle de Barlaam et Josaphat», in Les Miracles Nostre Dame par personnages, ms. Paris, BN, fr. 819, fol. 235a (c. 1400)
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