Bellechasse fait partie des institutions helvétiques utilisées à des fins d’internements administratifs, un sombre pan de notre histoire nationale qui n’a pris fin qu’en 1981. Les centaines de lettres censurées retrouvées dans les archives de la prison fribourgeoise permettent de lever un coin du voile sur la vie des détenus.
«Je ne savais même pas qu’il s’agissait d’une prison. […] J’en savais moins qu’une criminelle.» Comme des milliers de personnes, l’auteure de ce commentaire a fait l’objet d’un enfermement administratif à la prison de Bellechasse. C’est-à-dire sans avoir commis de délit et sans autre forme de procès. L’établissement pénitentiaire fribourgeois fait partie des quelque 648 institutions utilisées en Suisse entre le milieu du XIXe siècle et 1981 pour interner des assistés, des rebelles, des prostituées, des alcooliques et autres mères célibataires. Afin de faire la lumière sur ce triste pan de l’histoire helvétique – qui n’a pris fin que dans la foulée de la ratification par la Suisse, en 1974, de la Convention européenne des droits de l’homme –, le Conseil fédéral a institué, en novembre 2014, la Commission indépendante d’experts (CIE) internements administratif, dont les travaux se sont achevés au printemps 2019.
En arrière plan, Anne-Françoise Praz écoutant la lecture des deux comédiens, Kaspar Locher et Anne Jenny.
Enfermées sans raison
«Le pire pour les personnes concernées, c’était de se retrouver enfermées alors qu’elles n’avaient commis aucun délit», explique Anne-Françoise Praz. La professeure en histoire contemporaine à l’Unifr et vice-présidente de la CIE s’exprimait devant un public venu en masse dans la salle du Nouveau Monde, à Fribourg, le 28 mai dernier, pour assister à la lecture par des acteurs de traces écrites d’internés. Celles-ci ont été retrouvées dans des procès-verbaux d’audition ou dans des lettres conservées dans les dossiers d’archives de Bellechasse. «‹Qu’as-tu fait pour atterrir ici?›, me demandent les autres», rapporte une victime d’enfermement abusif dans une missive, en ajoutant que ces «autres», eux, ont commis des crimes tels que des agressions sexuelles ou des actes de pyromanie. «Ma place n’est pas ici!», s’indigne-t-elle. Une fois internées à Bellechasse, ces personnes étaient à la merci du chef de l’établissement. «L’énorme pouvoir du directeur, c’est l’une des choses qui m’a le plus marquée à la lecture de ces lettres», commente Anne-Françoise Praz.
Lettres censurées
Dans le cadre de sa recherche sur Bellechasse, qui constitue en quelque sorte le volet fribourgeois des travaux de la CIE, la professeure de l’Unifr a eu accès à 1500 dossiers portant sur le XXe siècle. «Bellechasse est un cas intéressant, car il s’agissait d’un établissement multifonctionnel, qui accueillait également des détenus issus d’autres cantons. Par ailleurs, les archives y sont très bien conservées.» Les documents décortiqués dans le cadre de l’étude «sont des lettres censurées». Elles n’ont pas été expédiées à leur destinataire, parce qu’elles contenaient des éléments jugés problématiques, par exemple des critiques envers l’établissement. Ces missives permettent donc «d’écrire l’histoire de l’internement administratif du point de vue des internés» plutôt que de celui des autorités, relève l’historienne.
Décalage criant
Lors de l’événement organisé au Nouveau Monde, de généreux extraits de ces lettres ont été présentés au public dans leur langue originale, le français ou l’allemand. Parmi les thématiques récurrentes, on trouve la faim, évoquée par les détenus sur tous les tons, de l’ironie au désespoir. «Demander de la nourriture à la famille et aux proches était le but principal» de nombreuses missives, constate la vice-présidente de la CIE. Dans leurs courriers, les internés s’inquiètent aussi de leur état de santé. «Ma place, c’est à l’hôpital! […] Je suis malade», se désespère une détenue. «Je ne veux pas crever ainsi», écrit un homme enfermé pour alcoolisme à un médecin, précisant qu’il a contracté «une maladie dangereuse» à Bellechasse. «En guise de soins, je dois travailler 9 heures par jour avec une jambe raide. […] Il n’y a pas qu’à l’étranger qu’on se moque de la Convention européenne des droits de l’homme», s’offusque un autre détenu. Ce dernier n’est – de loin – pas le seul à pointer du doigt le labeur imposé aux internés: «La loi administrative est une exploitation de l’homme par le travail. […] On ne nous traite vraiment pas bien dans ce beau pays catholique», peut-on lire ailleurs. «Il y avait vraiment un décalage criant entre les buts affichés des internements administratifs et leurs effets réels», analyse Anne-Françoise Praz.
«J’attendais en pleurant»
Les détenus consacraient aussi une bonne partie de leur – maigre – ration de papier à l’être aimé. «J’attendais en pleurant ta réponse chaque jour. Que c’était long!», se plaint une personne. Une lamentation qui fait échos à des dizaines d’autres, les missives amoureuses faisant régulièrement l’objet de censure. «C’est l’une des constatations les plus marquantes issues de l’analyse des ego-documents de Bellechasse: la direction cherchait à contrôler les relations affectives des personnes enfermées, femmes en tête», rapporte l’historienne. Alors que certaines lettres particulièrement tendres ne parvenaient jamais à leur destinataire, d’autres, plus conflictuelles ou accusatrices, passaient entre les mailles du filet. «On tentait donc d’envenimer les relations avec le conjoint ou l’amoureux.»
Pas des victimes passives
Heureusement – et c’est l’une des autres conclusions principales des chercheurs –, les personnes en résidence forcée dans l’établissement pénitentiaire fribourgeois «n’étaient pas des victimes passives». Elles «utilisaient toutes sortes de stratégies pour se défendre, en jouant sur différents registres et en faisant appel à des réseaux parfois très denses», poursuit Anne-Françoise Praz. L’une de ces stratégies consistait à simuler la conformité. «Certaines détenues (enfermées pour liberté de mœurs, ndlr.) faisaient semblant d’accepter un mariage arrangé par la commune en échange de leur libération» et/ou de devenir de bonnes ménagères.» Quant aux hommes, ils promettaient de renoncer à l’alcool. D’autres encore tentaient de faire passer des missives vers l’extérieur malgré la censure et le manque de papier. «Nous avons notamment découvert une lettre écrite sur l’emballage d’une tablette de chocolat.» Un peu de douceur dans un monde de brutes bien mal récompensée: ce courrier n’a jamais atteint son destinataire.
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