C’est une première en Suisse: l’Université de Fribourg propose, dès la rentrée 2019, un programme de Master «Islam et société» en branche principale. Conçu par le Centre Suisse Islam et Société (CSIS) au sein de la Faculté des lettres et des sciences humaines, ce nouveau cursus a pour but de répondre aux défis sociétaux actuels. Pour en parler, nous avons rencontré Amir Dziri, professeur d’études islamiques et directeur du CSIS.
A qui s’adresse ce nouveau cursus de master?
Ce cursus en branche principale (90 crédits ECTS) s’adresse d’une part aux étudiantes et étudiants qui souhaitent examiner et approfondir des questions liées à l’islam en Suisse, en particulier celles et ceux qui proviennent des branches de la sociologie, de la théologie, des sciences des religions, et cetera. Et ce, quelle que soit leur appartenance religieuse. D’autre part, ce cursus s’adresse aussi au groupe cible que sont les Suisses de confession musulmane qui ont besoin d’interroger leur religion dans un cadre universitaire. C’est ce qu’il était ressorti de l’analyse des besoins réalisée par un groupe de travail mis sur pied par la Confédération suisse. Les différentes organisations et associations impliquées ont identifié une réelle demande de la part des minorités suisses de confession ou de culture musulmane. A noter qu’il est possible de choisir cette branche comme programme d’études secondaires à 30 crédits ECTS depuis le semestre d’automne 2017.
Précisons-le tout de suite, il ne s’agit pas d’une formation religieuse?
Non. Ce n’est pas du tout un prêche. Il n’est pas question non plus d’une formation continue comme il en existe pour les imams, même si des imams assisteront aussi à nos cours. Il s’agit d’une approche académique des questions centrales liées à l’interprétation de la religion musulmane, proposant un espace de compréhension et de débat pour répondre aux défis sociétaux actuels avec les compétences requises. La spécificité de ce programme réside dans l’imbrication de deux domaines, à savoir l’islam et la société, dont nous étudierons les interactions complexes en Europe et plus spécifiquement dans le contexte helvétique. Nous aborderons à la fois les aspects sociologiques, juridiques, théologiques, philosophiques, historico-herméneutiques et pratiques de ces relations.
On pourrait comparer cette formation à celles des théologies chrétiennes ou juives, fréquentées par des individus aussi bien religieux que laïques se sentant concernés par leur religion?
En effet, nous partons du même principe de réflexion scientifique, intellectuelle et rationnelle. Certaines personnes de confession chrétienne ou juive qui s’inscrivent en théologie sont choquées au premier abord par l’approche académique. Cela va aussi être le cas pour nous. Et c’est d’ailleurs également le cas quand j’interviens au milieu d’audiences composées uniquement de croyants musulmans, dont une partie n’est pas habituée à cette approche. Je pense que c’est largement un symptôme générationnel. L’héritage des traditions intellectuelles et religieuses musulmanes est soumis à des processus de transformation majeurs, et beaucoup de jeunes interrogent leurs convictions en Europe dans le contexte social qui leur est donné. Ce programme d’études a aussi pour objectif de satisfaire à cette soif de connaissance: il vaut mieux que d’aller la chercher sur d’autres canaux pas très recommandables.
Je vous ai posé ces questions, car vous savez que le contexte actuel est propice à la méfiance, voire à la médisance.
Je me situe en dehors de ces interprétations conflictuelles. Bien sûr qu’il existe une lecture essentialiste ou normative du Coran dans les pays musulmans en Orient, perpétuant des stéréotypes négatifs au sujet des Européens. De même, il existe un narratif en Occident visant à écarter l’autre, en l’occurrence le musulman. Mais dans les deux cas ce n’est pas une approche scientifique. Et cette guerre culturelle n’a pas sa place dans le contexte qui nous occupe. Nous n’avons pas le problème de devoir intégrer une culture orientale dans le cadre suisse, puisque nous enseignons à des Suisses, qui parlent des langues officielles suisses, appartiennent à la culture, la politique et la société suisses, et qui en plus sont de confession musulmane ou s’intéressent à la religion islamique pour différents motifs.
Quelles seront vos approches de la thématique de l’islam dans la société européenne et, plus spécifiquement, helvétique?
Le cursus tourne autour de deux grands axes. D’un côté, il s’agit d’analyser les questions qui émanent de la société elle-même, par exemple: Comment une minorité musulmane se comprend dans une société multi-religieuse et multi-ethnique? Quel est le potentiel de paix ou inversement de conflit de cette relation? Quel est le rapport entre les musulmans et les médias? Comment garantir la cohésion sociale? Le deuxième axe d’études consiste en l’analyse et l’interprétation des discours pluriels de la tradition musulmane dans le contexte européen et suisse actuel. Cela comprend une réflexion sur les manières d’approcher le Coran, les hadits (textes relatifs aux actes et paroles du prophète Mahomet) ou la Sîra (biographie de Mahomet) et les moyens d’interpréter ces écrits. J’insiste sur le fait que le programme est étroitement lié au contexte suisse et possède un caractère fortement interdisciplinaire.
Vous travaillez en collaboration avec d’autres domaines d’études?
Oui, il y a déjà beaucoup de coopération avec différents départements et c’est un immense avantage de pouvoir disposer d’une telle diversité de branches d’études à l’Université de Fribourg. Nous pouvons ainsi répondre à chaque besoin individuel. Personnellement, je donne un cours sur l’art religieux islamique et la culture musulmane, et je suis heureux de constater que des étudiant·e·s en histoire de l’art y participent. De plus, ce riche potentiel de combinaisons d’études permet de renforcer la réputation de Fribourg comme un lieu où le phénomène religieux est étudié activement.
Dans ce programme d’études, il y a des cours en allemand et en français. Pourquoi l’arabe a-t-il été laissé de côté?
Dès le début c’était évident pour nous que ces études se feraient dans une langue officielle suisse, européenne. Même si la connaissance de l’arabe est un plus pour aborder les textes au plus près de leur signification originelle, il existe suffisamment de sources traduites en anglais et en allemand pour pouvoir mener à bien ces études.
Quelle sorte d’étudiant·e·s attendez-vous?
Comme ce cursus est unique en son genre en Suisse et même au niveau européen, nous attendons qu’il soit fréquenté par des personnes en provenance de toute la Suisse et des pays voisins.
Quels sont les débouchés professionnels d’un tel cursus?
Les formations en sciences humaines ouvrent toujours de larges perspectives qui sont difficiles à définir concrètement. En bref, les compétences acquises par les diplômées et les diplômés du cursus, à savoir une qualification approfondie et des connaissances pratiques sur les rapports entre islam et société, pourront être mises à profit dans de multiples secteurs d’activité. De nombreuses perspectives professionnelles sont envisageables dans les organisations civiles ou religieuses, les associations non gouvernementales, les administrations publiques, les services de la santé et du social, les professions de l’enseignement et même la relève académique.
Bio express
Le Professeur Amir Dziri est né à Tunis en 1984 et a vécu dès son enfance en Allemagne, où son père était enseignant de niveau gymnase. Il a effectué un baccalauréat bilingue (allemand-français) en Allemagne, avant de choisir des études de théologie islamique et de se consacrer à la recherche en histoire de la pensée religieuse, histoire intellectuelle et histoire culturelle de l’islam dans la perspective des enjeux contemporains. Il a notamment été collaborateur scientifique, de 2011 à 2017, au centre de théologie islamique de l’Université de Münster (Allemagne). Il est le premier professeur d’études islamiques en Suisse et il dirige le Centre suisse Islam et société de l’Université de Fribourg depuis 2017.
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