La réforme scolaire suisse oblige à repenser la manière d’enseigner le fait religieux et la diversité religieuse. En marge du colloque «L’Islam en classe» organisé par l’Unifr les 6 et 7 novembre, le spécialiste Yahya Pallavicini explique pourquoi l’éducation interconfessionnelle est une piste de travail prometteuse.
Monsieur Pallavicini, qu’est-ce que l’éducation interconfessionnelle?
Il s’agit d’une piste de travail favorisant un dialogue entre les divers courants religieux. Plus concrètement, l’éducation interconfessionnelle offre une alternative méthodologique aussi bien à l’éducation religieuse qu’à l’histoire des religions. Elle permet de sortir de la dichotomie entre un enseignement dispensé par des laïques et un autre dispensé par les membres des différentes communautés religieuses.
Pourquoi ces deux types d’enseignements «classiques» ne sont-ils plus adaptés?
L’histoire des religions permet certes de replacer ces dernières dans l’histoire sans pour autant faire du catéchisme. Mais elle laisse de côté le «goût du sacré», qui tout à la fois relie les diverses religions et les différencie. C’est un peu comme enseigner l’histoire des menus sans faire goûter des plats spécifiques! Quant à l’éducation confessionnelle, elle entre en conflit avec la notion de neutralité de l’école vis-à-vis de la question religieuse. En effet, il est souvent difficile de distinguer l’éducation religieuse du catéchisme.
Dans quel contexte le concept d’éducation interconfessionnelle a-t-il vu le jour?
Il fait partie intégrante du développement de l’éducation, dans un contexte de sécularisation de l’école. Deux constats encouragent la promotion de l’éducation interconfessionnelle. D’une part, la grande méconnaissance des différentes «grammaires» des religions. Cela entraîne des raccourcis. Pour reprendre la métaphore culinaire, c’est un peu comme si je vous disais «je n’aime pas la cuisine chinoise». Il faut absolument que les élèves et les étudiants aient toutes les cartes en main pour pouvoir distinguer et se familiariser avec les religions en tenant compte de leurs spécificités. Bref, reconnaître le goût de chaque religion sans tomber dans la superficialité. C’est seulement ainsi qu’on est en mesure de se faire un avis, de porter un jugement.
Quel est le deuxième constat?
Dans la société contemporaine, la doctrine religieuse a fait – et fait malheureusement encore – l’objet de manipulations qui nourrissent le fanatisme, la radicalisation, la violence, la haine ou les discriminations comme l’antisémitisme et l’islamophobie. En effet, sorti de son contexte, le sentiment religieux peut être facilement instrumentalisé au service d’une idéologie meurtrière. Il est dès lors essentiel d’enseigner la différence entre explication de la doctrine religieuse et manipulation de la doctrine religieuse.
Comment l’éducation interconfessionnelle peut-elle contribuer à prévenir la propagation du fanatisme, de la violence ou de la haine?
Globalement, il s’agit de mettre en évidence les moments de l’histoire où les crises se sont mélangées au fait religieux pour générer des conflits. Dans l’histoire récente, on trouve de nombreux cas de discrimination des minorités religieuses: outre celui – tristement célèbre – de la Shoah, on peut citer l’exemple des Rohingyas en Birmanie et des Ouïghours en Chine. A l’inverse, il est tout aussi important de reconnaître et de montrer les moments où l’interconfessionnalité a permis d’aller de l’avant, de nouer ou renouer le dialogue. Les jeunes Européens savent-ils que plusieurs pays arabes, dont le Maroc, ont offert la citoyenneté à de nombreuses familles juives? Au fil des siècles, il y a eu des guerres fratricides. Or, le problème n’est pas d’avoir un frère différent. Ce qui compte, c’est d’arriver à coopérer avec ce frère différent. La culture du dialogue est essentielle et elle doit servir de fil rouge à l’éducation interconfessionnelle.
Concrètement, quelle est la meilleure manière de faire de l’éducation interconfessionnelle?
L’éducation interconfessionnelle, c’est quelque chose qui doit être vécu! La visite d’un lieu de culte (synagogue, mosquée, temple bouddhiste) et la rencontre avec les dirigeants religieux sont autant de portes d’entrée faciles. Elles permettent d’appréhender les différentes religions à l’échelle même de la ville. A condition bien sûr que ces dirigeants religieux aient été préparés et qu’ils ne se laissent pas aller à faire un sermon. Les fêtes religieuses, telles que Noël ou la fête des lumières hindoue, sont un autre moyen de favoriser l’éducation par l’expérience. La musique et l’art sacré en sont d’autres encore.
Et les responsables de cet enseignement, quel est leur profil idéal?
Afin d’éviter toute confusion avec le catéchisme, il est important que les personnes en charge de l’éducation interconfessionnelle soient laïques. Le principe est donc celui d’une éducation de citoyen à citoyen, sans passer par l’institution religieuse. Le grand défi consiste à former ces enseignants, ou plus précisément à mettre en lien les différentes structures de formation laïques et religieuses. L’interdisciplinarité est au cœur de toute la démarche, elle fait figure de solution méthodologique. Si l’éducation prend pas en compte l’interdisciplinarité comme méthode à part entière, elle ne pourra pas former des citoyens du monde!
Quel est le principal obstacle à cette interdisciplinarité?
Disons qu’en Europe, on a plutôt tendance à passer sous silence la nécessité d’approfondir les connaissances générales sur le fait religieux.
Ailleurs, pouvez-vous citer de bons élèves?
Un exemple très intéressant est celui de l’Egypte. Suite à la rencontre historique entre le pape François et le grand imam d’Al-Azhar Ahmad Al-Tayeb à Abu Dhabi, les universités égyptiennes ont commencé à réorienter leurs enseignements de la religion dans le sens de la fraternité. Une autre expérience éducative appliquée et innovante, qui s’appuie sur des bases traditionnelles et religieuses, est celle d’Humanitarian Islam, portée par Nahdat al Ulama en Indonésie. Il s’agit d’un mouvement global qui remet la rahma (la miséricorde et l’amour universel) à sa juste place comme message premier de l’islam, et qui insiste sur la nécessité d’adapter les enseignements islamiques au contexte spatio-temporel. Il présente l’islam non pas comme une idéologie suprématiste ou conquérante, mais comme l’un des nombreux chemins par lesquels l’homme peut atteindre la perfection spirituelle.
La réforme scolaire suisse en est un exemple: on repense la manière d’enseigner le fait religieux et la diversité religieuse. Mais il reste encore beaucoup à faire. Quels sont les principaux défis en matière d’éducation interconfessionnelle?
Le principal défi, je l’ai déjà évoqué: c’est celui de structurer la formation des formateurs. Un autre obstacle à surmonter, c’est le fait que la complexité de l’univers religieux – ainsi que les nombreuses manipulations auxquels il est sujet – sert souvent d’excuse pour ne pas oser y toucher. Dans les écoles, on se «contente» trop souvent de faire de l’éducation à la citoyenneté. Or, la citoyenneté – et la paix! – impliquent forcément la reconnaissance des différences culturelles… et cultuelles. Ne pas aborder cet aspect de la réalité, c’est de la myopie intellectuelle! Pire: c’est former les générations du futur à la médiocrité.
Vous êtes musulman. Quelles sont les particularités de l’éducation interconfessionnelle en ce qui concerne l’islam?
Comme pour toutes les religions, il faut donner aux étudiants des pistes pour comprendre les spécificités liées à l’islam. Il est par ailleurs important d’évoquer les moments, à travers l’histoire, où cette religion a favorisé le dialogue et les relations – en résumé: la paix – et ne pas seulement évoquer les conflits ou la violence. Montrer que d’une clôture, on peut parvenir à une ouverture. Comme l’enseigne l’intellectuel musulman d’origine malaisienne Naquib al-Attas, l’islam a développé une «éducation à l’Homme universel», envisageant celui-ci dans son unité et avec toutes ses composantes (Esprit, âme et corps). C’est une vision globale reliant macrocosme et microcosme, au niveau métaphysique, spirituel et physique.
- Yahya Sergio Yahe Pallavicini est président de la Comunità Religiosa Islamica Italiana (COREIS), l’une des principales organisations islamiques en Italie. Il est également membre du Conseil européen des leaders religieux (ECRL). Le 6 novembre 2020, il interviendra lors d’une table ronde intitulée «L’islam en classe: la formation face à la diversité religieuse», qui se déroulera en ligne dans le cadre du colloque «L’islam en classe», organisé par le Centre Suisse Islam et Société de l’Unifr (CSIS).