Toute publication scientifique doit être validée par les pairs. Une prudence méthodologique bien légitime, mais qui peut virer à une méfiance si rhédibitoire qu’elle en ralentit les avancées technologiques. Le Professeur Kevin J. Tracey, docteur honoris causa de la Faculté des sciences et de médecine de l’Université de Fribourg, plaide pour une approche plus pragmatique, en particulier en ces temps de pandémie. Rencontre.
Que signifie ce titre de docteur honoris causa?
C’est le plus important que j’aie jamais reçu. C’est un honneur incroyable! Je me réjouissais tellement de participer au Dies Academicus, mais je ne désespère pas de pouvoir y assister l’année prochaine.
Connaissiez-vous l’Université de Fribourg, sans la confondre avec Freiburg en Allemagne, bien sûr?
Oui, car j’ai déjà collaboré avec le Professeur Csaba Szabo. Je me suis d’ailleurs rendu plusieurs fois en Suisse, pays que j’apprécie beaucoup, d’où ma déception de voir la cérémonie annulée.
Cela dit, ce n’est pas votre premier titre de docteur honoris causa. L’Institut Karolinska en Suède vous en a déjà délivré un. Vous êtes en route pour le Nobel?
A vrai dire, je pense que les titres honorifiques revêtent plus d’importance pour la science que pour les scientifiques eux-mêmes. On parle volontiers des stars de football ou de celles du cinéma, mais on valorise peu les scientifiques, les médecins et les chercheurs. Il est temps de saluer leurs efforts, qui jouent un rôle fondamental au niveau de la sécurité nationale, internationale même! Imaginez-vous, cela ne fait même pas une année que la covid -19 est apparue et on a déjà identifié le virus, développé des vaccins prometteurs et amélioré la prise en charge médicale des patients. Tout cela grâce à des personnes qui sont loin d’être aussi bien payées que les footballeurs, mais qui font leur travail par passion.
De nos jours, les scientifiques font l’objet d’une certaine défiance. Le ressentez-vous?
Dans l’histoire de la médecine et des sciences, les innovateurs ont toujours été rejetés ou pris peu sérieusement. Parfois avec raison, mais pas toujours. Prenons l’exemple d’Ignaz Semmelweis (1818-1865). Il a démontré que de se laver les mains réduisaient grandement la mortalité des bébés et des mères lors des accouchements. Bien qu’il l’ait prouvé au moyen de données, ses collègues l’ont accusé d’être fou et l’ont ostracisé. Il en a fait une dépression au point d’être interné dans une clinique psychiatrique. Il y a été battu à mort par des gardes! Les médecins de l’époque, eux, ont continué à refuser de se laver les mains. Aussi, faire une découverte et tenter de la démontrer scientifiquement, ce que je passe ma vie à faire, ne signifie pas que tout le monde va l’accepter. Max Planck, dans sa biographie, écrit que la science avance un enterrement après l’autre. Autrement dit, il faut qu’une génération disparaisse avant que les idées soient vraiment acceptées par les nouvelles générations.
Avez-vous aussi été confronté à cette résistance à l’innovation?
Avec mes collègues, après plus de 20 ans de recherches, nous avons fait une découverte: en mettant en évidence des neurones spécifiques qui voyagent depuis le tronc cérébral jusqu’à la rate, nous avons montré comment le cerveau contrôle le système immunitaire. Afin d’apaiser les inflammations, nous avons eu l’idée de développer des puces capables de contrôler les nerfs au moyen d’un courant électrique. Nous avons maintenant des patients, en Europe et aux Etats-Unis, qui sont en rémission de graves maladies inflammatoires comme la polyarthrite rhumatoïde ou la maladie de Crohn. Bien qu’ayant publié des articles dans les meilleures revues et en dépit du large consensus scientifique, nous avons perdu beaucoup de temps avant de pouvoir passer à l’étape du développement clinique de cette idée. Sans compter que la littérature clinique reste, elle, plus dubitative. Les médecins exigent toujours un essai supplémentaire, ce que je comprends très bien en tant que neurochirurgien puisque notre première mission est de ne pas faire de tort. Il faut cependant trouver des moyens d’avancer plus vite. C’est l’enseignement de la pandémie: nous devons nous demander ce qui est le mieux pour les patients. La science et la culture progressent mais à différentes vitesses.
- Page Internet de Kevin J. Tracey
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