Baptiste Brodard a passé l’action sociale musulmane en Suisse au crible de sa thèse. Là où certains croient discerner un agenda politique, voire une stratégie d’islamisation, lui note un engagement essentiellement altruiste. Rencontre.
Travailleur social en prison et dans les cités parisiennes, on peut sans peine affirmer que Baptiste Brodard a commencé sa carrière les mains dans le cambouis, qu’il connaît la réalité qu’il décrit, lui le musulman converti, arabophone de surcroît. On est loin, très loin du cliché du chercheur dans sa tour d’ivoire. A ce bagage empirique, Baptiste Brodard a ensuite ajouté une grosse malle de connaissances théoriques, celles que requiert toute carrière académique. Le Fribourgeois livre aujourd’hui une thèse de doctorat sur un sujet brûlant et potentiellement controversé: l’action sociale musulmane est-elle un cheval de Troie au service de l’islamisation de l’Europe ou vient-elle, au contraire, remplir, de manière désintéressée et citoyenne, un vide laissé par l’Etat?
Baptiste Brodard, depuis quand voit-on des associations musulmanes mener des actions caritatives sur le terrain?
En Suisse, le phénomène a commencé à la fin des années 2000, en particulier avec la création en 2009 du Service d’Aide Sociale Islamique de Genève, le SASI. Il y a eu depuis un foisonnement de petits projets, mais le phénomène reste de faible ampleur.
L’action sociale musulmane est apparue plus précocement aux Etats-Unis et en Grande Bretagne qu’en Europe continentale. Comment l’expliquer?
C’est dû plus à des facteurs contextuels qu’à des flux migratoires. Aux Etats-Unis, Nation of Islam, une organisation politico-religieuse fondée en 1930, avait depuis longtemps un volet social, notamment dans les quartiers défavorisés. Le multiculturalisme britannique, quant à lui, laisse une large place à l’action sociale communautaire. En revanche, en Europe continentale, les communautés musulmanes ont surtout été motivées par des logiques d’intégration, voire d’assimilation. Ce n’est que plus tard qu’un travail social identitaire a pu éclore, en particulier dans certains quartiers à forte composante musulmane.
Et qu’est-ce qui a provoqué cette éclosion soudaine?
Face aux problèmes sociaux, notamment dans les cités françaises, certains acteurs religieux, au nom de leur foi, ont senti la nécessité de s’engager, en particulier là où l’Etat n’intervient pas ou pas assez. Cet engagement social s’inscrit aussi dans une logique de développement du militantisme musulman, militantisme compris au sens d’engagement communautaire au nom de l’islam.
La question qui fâche: s’agit-il d’un engagement à des fins prosélytiques, voire politiques?
Plus aujourd’hui, selon moi. Bien sûr, des groupes proches des Frères musulmans cherchent à investir tous les domaines de la vie pour organiser une société conforme à l’islam. Leur logique caritative se confond avec des intérêts militants. Pourtant, si l’on prend la peine d’aller sur le terrain, on observe que les structures musulmanes d’action sociale sont autonomes, indépendantes, et n’appartiennent pas à des mouvements transnationaux.
Il n’y aurait donc pas d’agenda caché?
La thèse d’une instrumentalisation sociale à des fins militantes ne tient plus, mais je précise que je n’aurais pas pu aboutir à de telles conclusions il y a une vingtaine d’années. De nos jours, de nombreux fidèles ne se reconnaissaient plus dans les mouvements religieux transnationaux et les associations qu’ils créent ne s’inscrivent pas dans un cadre idéologique ou organisationnel transnational. On observe l’émergence d’un islam local qui veut se couper de ses origines étrangères. C’est un phénomène peu connu qui vient d’ailleurs contredire certaines thèses issues de la science-politique, selon lesquelles l’action sociale cache un agenda d’islamisation. C’est un conflit académique qui, à mon avis, va prendre de l’ampleur ces prochaines années.
Mais y a-t-il parfois des tentatives de récupération?
Il y a des cas avérés, notamment de la part de centres islamiques qui, eux, peuvent être liés à des mouvements religieux étrangers. Aujourd’hui, le conflit entre le Qatar et les Emirats arabes unis peut avoir un impact idéologique sur les acteurs sociaux musulmans en Suisse sans qu’ils en aient eux-mêmes conscience. On ne saurait donc faire abstraction des tendances islamiques mondiales.
En Suisse, quels types d’actions concrètes mènent ces associations musulmanes?
Parmi les associations que j’ai étudiées, le SASI de Genève distribue de la nourriture aux sans-abris, directement dans la rue ou par le biais de leurs épiceries solidaires. L’association organise aussi des cours de français pour les migrants. A Bienne, l’association Tasamouh lutte contre la radicalisation des jeunes. Elle a aussi élargie ses tâches à des rôles de médiation, en particulier pour lutter contre les drogues et faciliter l’inclusion et la cohésion sociale. Cette association a d’ailleurs reçu une subvention importante de Fedpol.
Et quelle différence voyez-vous entre l’action sociale musulmane en Suisse et en France?
En France, le développement s’est fait à la marge, sans attente de reconnaissance ou de financements publics, afin de résoudre des problèmes sociaux dans certains quartiers à forte population musulmane. En Suisse, au contraire, les structures musulmanes se sont très vite fait reconnaître par les médias et par les partenaires politiques. C’est un cas particulier au niveau européen. Il y a chez nous un principe de subsidiarité qui fait que l’Etat reconnaît l’engagement d’acteurs privés, religieux ou pas, dans le domaine social. En l’occurrence, les collectivités publiques considèrent que l’action sociale musulmane peut contribuer à bâtir des ponts entre la société et les communautés musulmanes, l’objectif suprême étant de favoriser la cohésion sociale.
Ces associations musulmanes affichent-elles leur appartenance confessionnelle sur le terrain?
Il y a une visibilité de l’islam très variable d’un individu à l’autre. Certaines femmes portent le hijab, d’autres pas. Chez les hommes, c’est plutôt l’origine ou les patronymes qui peuvent trahir l’appartenance à l’islam, mais on peut très bien trouver des bénévoles sud-américains ou suisses, non musulmans, qui s’engagent dans le seul but de mener une action caritative. Dans le cas du SASI, ce qui peut prêter à confusion, c’est qu’il dispose d’un service d’ordre religieux. Celui-ci peut, par exemple, donner un exemplaire du Coran ou un tapis de prière à quelqu’un qui en ferait la demande, mais il n’y a pas de prosélytisme actif.
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