Pour juguler le coronavirus, nous avons opté pour la distanciation sociale. Tout le contraire des Romains qui, il y a 2400 ans, ont pris le partie de danser pour conjurer une peste. Deux réactions différentes liées à deux modes d’interpretatio de la réalité. Les explications de Karin Schlapbach, directrice de l’Institut du monde antique et byzantin.
Karin Schlapbach, avant tout, qu’est-ce que l’interpretatio?
De manière générale, ce sont les techniques que tout un chacun met en place pour communiquer avec nos contemporain·e·s, notamment pour les comprendre. Plus notre interlocutrice ou interlocuteur sera différent·e de nous, plus nous y aurons recours. Dans notre domaine, la littérature grecque et latine, l’interpretatio consiste à traduire un texte d’une langue à une autre, à expliquer un papyrus ou à interpréter une inscription. Notre discipline aiguise notre aptitude à prêter attention aux mots et à leur pouvoir de donner un sens aux choses. Elle nous pousse au dialogue non seulement avec ce patrimoine d’une culture éloignée dans le temps, mais aussi avec une tradition séculaire d’interprétation. Cette dernière, riche et multiforme, nous montre que le savoir n’est pas un objet, mais une pratique ou, plutôt, que le savoir vit des pratiques que nous pouvons résumer sous le terme d’interpretatio.
Dans l’Antiquité, on avait donc aussi recours à l’interpretatio?
Absolument! On peut penser à son rôle dans la divination, que Cicéron explique comme «le pressentiment et la science des choses futures». Une épidémie, par exemple, était interprétée comme signe d’une rupture de la paix avec les dieux. Il fallait trouver des moyens pour rétablir cette paix. Parmi ces moyens, j’en relève un chez Tite-Live qui nous semble particulièrement surprenant après le confinement de ce printemps et les restrictions actuelles. Dans un passage fameux (Ab urbe condita 7.2), Tite-Live raconte comment, en l’année 364 avant notre ère, lors d’une peste qui durait déjà depuis deux ans, entre autres «moyens d’apaiser le courroux des dieux», on introduisit à Rome les jeux scéniques, une nouveauté pour les Romains qui, jusque-là, ne connaissaient que les amusements du cirque. On fit venir de l’Etrurie voisine des danseurs qui exécutaient des danses aux sons du chalumeau. Ces danses furent bientôt imitées par les jeunes gens de Rome, qui ajoutaient des vers et prenaient soin de bien accorder la voix avec les mouvements du corps. Selon ce récit, ces modestes débuts de la culture théâtrale romaine seraient donc dus à un accident sanitaire!
Donc la façon d’interpréter un événement, de se comporter face à lui, relève également de l’interpretatio?
Dans mon exemple, la réaction des Romains à la pestilence va dans un autre sens que la distanciation sociale qui nous a été imposée. Elle nous étonne même. Pourtant, nous aussi, nous multiplions les interprétations de la pandémie du COVID-19. D’aucuns la considèrent comme une expression d’un déséquilibre fondamental qui s’est instauré entre l’être humain, le monde animal et l’environnement. Certes, ce n’est pas la pax deorum que nous recherchons aujourd’hui, mais nous ne nous bornons pas à chercher un vaccin, nous adaptons aussi notre comportement social en révisant la manière dont nous vivons ensemble et dans le monde.
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