La pensée humaniste est essentielle à la compréhension de notre culture. Elle est pourtant trop souvent oubliée même des manuels scolaires. A l’occasion d’un colloque et du lancement d’un projet FNS, David Amherdt, maître d’enseignement et de recherche en langue et littérature latine de l’Antiquité à la Renaissance, espère lui redonner sa juste place.
David Amherdt, alors que la pensée humaniste propose toute une réflexion sur des thématiques encore fort actuelles aujourd’hui, celle-ci est fort peu étudiée. Pourquoi?
Il ne faut pas oublier que la pensée humaniste au XVIe siècle s’exprimait surtout en latin. Or, pour l’étudier, il faut avoir accès aux textes de l’époque, dont une grande partie n’est disponible que sous forme manuscrite ou dans des éditions très anciennes et difficilement accessibles. Il faut aussi, puisque presque plus personne ne lit le latin, disposer de traductions fiables. Ces deux conditions ne sont pas remplies actuellement, en particulier pour ce qui concerne les humanistes suisses: la présentation, l’édition et la traduction de textes de savants de notre pays sont précisément les buts du projet FNS Humanistica Helvetica que je vais tenter de mener à bien dans les quatre ans à venir en compagnie de deux collaborateurs. Pour revenir à la question du latin, il ne faut pas oublier qu’à l’université, jusqu’à il y a peu et avec quelques exceptions notables, qui disait latin disait latin de l’Antiquité; les textes d’autres époques étaient considérés comme quantité négligeable, et donc peu ou pas du tout abordés. La situation a changé, heureusement: on s’est rendu compte que l’étude des humanistes permettait d’une part d’apprendre un très bon latin (imité de l’Antiquité), d’autre part de donner un peu d’air frais à l’étude de la langue en lisant des textes nouveaux sur des thématiques, comme vous le dites, très actuelles; que l’on pense par exemple aux rapports entre les religions ou à la réflexion sur le genre d’éducation qu’il faut donner à nos enfants, ou encore à la question de l’identité de la Suisse – cette thématique est présente dans de nombreux textes autour des hauts faits de Guillaume Tell. Je souhaiterais que dans les écoles secondaires aussi, en plus des œuvres de l’Antiquité, qui sont essentielles pour comprendre notre culture et qu’il ne faut jamais laisser de côté, on traduise également des textes humanistes. Enfin, j’espère que le colloque sur les humanistes suisses qui aura lieu les 30-31 janvier 2020, où il sera question des plus grands savants suisses de l’époque (Joachim Vadian, Heinrich Glareanus, Conrad Gessner), contribuera à mieux faire connaître cette littérature passionnante.
La Suisse a-t-elle été un terreau particulièrement fertile pour les penseurs humanistes?
La situation géographique de la Suisse au cœur de l’Europe a évidemment favorisé la diffusion de l’humanisme sur notre territoire. De nombreux savants étrangers ont vécu ou séjourné en Suisse (Erasme a habité quelque temps à Bâle, qui était aussi connue pour la qualité de ses imprimeurs), et beaucoup de Suisses sont allés se former dans des universités étrangères avant de revenir faire profiter leur patrie de leur savoir (Vadian, Gessner) ou d’ouvrir à l’étranger des internats pour la formation des jeunes Helvètes (Glareanus). La situation politique de la Confédération, qui devait se défendre face à de puissants ennemis, a aussi stimulé la réflexion des écrivains dans une direction particulière, celle du patriotisme. La petite Suisse perdue au centre de l’Europe désirait se créer un passé prestigieux: les humanistes ont notamment développé les récits glorieux des événements ayant mené à l’indépendance du pays (j’ai déjà parlé de Guillaume Tell). Par cette littérature, souvent en vers, ils voulaient également prouver que leur latin était aussi pur et soigné que celui de leurs voisins italiens ou allemands, par exemple. Enfin, la situation de la Confédération «perdue» au milieu des montagnes a inspiré à nos savants, fiers de leur pays, une littérature, romantique avant l’heure, sur la beauté des sommets et de la nature en général.
A-t-elle joué un rôle particulier au sein de la culture et de la politique européenne?
Je me permets de vous renvoyer aux éléments mentionnés dans la réponse précédente: les humanistes suisses se sont notamment distingués dans la littérature patriotique et dans l’éloge et la description des beautés de la nature. La Confédération, en tant que territoire déchiré par les luttes religieuses (apparition de la Réforme dans les années 1520), offre aussi de nombreux textes utiles à une réflexion sur les conflits religieux (question de la tolérance, du vivre ensemble malgré les différences). Ce qui est certain, c’est que le cas suisse n’a pas laissé les humanistes indifférents. Machiavel, dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live (1531), affirme que les Suisses sont le seul peuple vivant selon le modèle des Anciens pour ce qui est de la religion et de l’organisation militaire. Le penseur italien compare ici la Confédération naissante à la République romaine naissante. Quoi de plus vrai, n’est-ce pas? La Rome républicaine était un pays de paysans qui brillaient par leurs vertus guerrières et patriotiques, par leur courage, leur honnêteté, leur loyauté, qualités qui donnèrent l’empire à ce peuple rude et simple. Les humanistes suisses attribuaient ces mêmes qualités aux Helvètes aux bras noueux et leur prédisaient un empire éternel! Mais les voix discordantes ne manquent pas non plus: certains humanistes ne voient dans les Suisses que de vulgaires gardiens de vaches, des ennemis de l’Empire, des traîtres, des hommes avides d’argent (pensons aux mercenaires!).
Parmi les thèmes sociétaux abordés, vous évoquez celui du rôle de la femme, fortement questionné aujourd’hui aussi. Qu’en disaient ces penseurs? Y avait-il des femmes parmi eux?
A la Renaissance, des penseurs comme Erasme de Rotterdam ou Juan Luis Vivès insistent sur la nécessité de donner une solide formation culturelle et littéraire aux femmes; d’autre part, en lien avec le développement de la vie de cour apparaît à l’époque une élite féminine ayant un large accès à la culture (pensons à la fille de Thomas More, qui savait parfaitement le latin). Mais d’une manière générale, la place de la femme reste le foyer familial. Quant aux humanistes suisses, ils sont plutôt à la traîne du point de vue de la réflexion sur l’émancipation de la femme! Par exemple, dans un épithalame du milieu du XVIe siècle décrivant en détail un mariage dans la Zurich protestante, c’est l’habileté à tisser de belles toiles sur le métier, la pureté et la piété de la fiancée qui sont louées, tandis que le fiancé est surtout vanté pour sa culture, son réseau de relations, sa connaissance du monde. Cela dit, les humanistes suisses ont aussi produit de charmants poèmes sur l’amour conjugal, où la femme est admirée et presque vénérée – mais certainement pas pour sa culture! Mais de femmes humanistes, je n’en ai malheureusement pas rencontré…
En tant que spécialiste de cette littérature, y a-t-il un penseur ou une citation qui vous ont particulièrement marqué?
Oui, Johannes Fabricius Montanus, grâce auquel, naguère, ou peut-être devrais-je déjà dire jadis, je suis entré dans le monde de la littérature humaniste suisse en publiant son long poème sur Guillaume Tell. Son œuvre poétique, d’une extrême variété et d’une grande sincérité, est représentative de l’humanisme suisse. Notez que sa vie fut loin d’être une sinécure: venu de son Alsace natale pour s’installer à Zurich, il fit une partie de ses études à Marburg et termina sa vie, perdu (c’est lui qui le dit) dans les montagnes des Grisons, à Coire, où il succomba à la peste; il eut en tout treize enfants, dont seuls deux étaient encore vivants à sa mort, le 5 septembre 1566. Et j’aimerais citer pour terminer un autre penseur que j’aime beaucoup, Heinrich Glareanus, qui consacra toute sa vie et son œuvre à l’enseignement des jeunes gens. Aux enseignants, dont je suis, il a donné ce conseil fort salutaire: «C’est à cela seul que nous devons veiller: enseigner simplement et sans fard, et ne pas avoir honte de dire: cela, je l’ignore; de cela, je ne suis pas sûr; cela, je ne le sais pas.» (Idque unum spectemus, ut doceamus ingenue absque fuco, nec pudeat dicere : hoc ignoro, hoc dubito, hoc nescio).
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- Image de une: Début du poème présentant un dialogue de Vadian avec la mort (Vienne, 1511)
- Toutes les informations sur le colloque «La littérature latine des humanistes suisses au XVIe siècle: Glareanus, Gessner et les autres» sont disponibles ici.
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