Mais où est donc passée l’antimatière de l’univers?

Mais où est donc passée l’antimatière de l’univers?

Depuis plus de septante ans, les physiciens essaient de percer ce mystère. Un groupe de recherche mené par Antoine Weis, professeur émérite du Département de physique de l’Université de Fribourg, vient de co-signer un article qui propose d’approcher la solution en mesurant le zéro avec une précision extrême.

Depuis le début des années 1950, les physiciens cherchent à observer un moment dipolaire électrique (EDM = electric dipole moment) du neutron, une particule élémentaire constituante de la matière. La coexistence d’un EDM avec le moment dipolaire magnétique du neutron – qui est lui une propriété bien connue – est interdite par une loi de symétrie fondamentale, appelée symétrie CP.

Cependant, cette symétrie impliquerait qu’au moment du Big Bang, matière et antimatière aient été formées en quantités égales et se seraient, par la suite, mutuellement détruites. Cette annihilation aurait produit de l’énergie pure sous forme de rayonnement électromagnétique, ce qui implique que l’univers, et donc nous-mêmes, n’existerions tout simplement pas. Ce paradoxe a été au cœur de la carrière du Professeur Antoine Weis qui a accepté de nous en livrer quelques éléments clés.

Professeur Weis, si je comprends bien, notre existence est, en fait, un contresens au niveau physique?
Oui, sans la violation CP, nous n’existerions probablement pas. Une solution possible est d’admettre que la symétrie CP ait été violée et que le Big Bang ait produit un petit excès de matière qui – après annihilation des parties égales de matière et d’antimatière – aurait constitué l’univers que nous voyons. Cette même violation permettrait également au neutron de posséder un EDM, c’est-à-dire une séparation spatiale des charges électriques en son intérieur, alors qu’il est électriquement neutre. Observer un tel EDM et mesurer sa valeur nous permettrait de mieux comprendre le processus de la naissance de l’univers, la disparition de l’antimatière et donc la création des bases primordiales de notre existence.

Concrètement, comment faut-il se représenter un moment dipolaire électrique?
Le neutron est électriquement neutre, mais on sait qu’il est constitué de quarks chargés positivement et négativement. En principe, les charges positives et négatives sont réparties de manière homogène sur le volume du neutron. Un moment électrique est présent lorsqu’il y a une séparation de ces charges à l’intérieur du neutron, par exemple, un petit excès de charge positive à son pôle nord et un excès équivalent de charge négative à son pôle sud.

Comment les mesures ont-elles été effectuées?
Le neutron a un moment magnétique. Lorsqu’il est exposé à un champ magnétique, son axe  va tourner autour de la direction de ce champ, un mouvement appelé précession. Un neutron possédant un moment électrique fera de même lorsqu’il est exposé à un champ électrique. Dans l’expérience du PSI, nous avons induit une précession magnétique des neutrons à raison de 30 tours à la seconde, puis nous avons essayé de détecter si l’application supplémentaire d’un champ électrique ralentit ou accélère cette précession. Les fréquences de précession sont mesurées par une méthode de résonance magnétique, variante des mesures IRM pratiquées dans les hôpitaux.

 

Intérieur de la chambre à vide qui contient la bouteille à neutrons (21 litres), cylindre fermé en haut et en bas par des électrodes permettant d’appliquer un champ électrique de 11 kV/cm. Les magnétomètres développés à Fribourg sont montés dans ces électrodes. (Photo: Paul Scherrer Institut)

D’où viennent les neutrons utilisés pour effectuer les mesures?
Les mesures sont faites avec de neutrons, appelés ultrafroids (UCN = ultracold neutrons) à cause de la très petite vitesse à laquelle ils bougent.  Ces UCN sont produits au PSI par un appareillage très complexe, la source à UCN. A cause des lois de la mécanique quantique, on peut «enfermer» les UCN dans un récipient, appelé bouteille à neutrons (voir photo) pendant plusieurs minutes, afin de mesurer leur fréquence de précession.

Parlez-nous de votre histoire dans cette aventure.
Pendant mes études à l’ETHZ dans les années 1970/80, j’étais déjà fasciné par la recherche de l’EDM du neutron et j’ai suivi ses développements avec grand intérêt. Je me suis senti très honoré quand, dans le cadre d’une collaboration internationale qui se formait au début des années 2000 au Paul Scherrer Institut (PSI) en Suisse, j’ai été invité à collaborer à des mesures conduites à l’Institut Laue-Langevin (ILL) de Grenoble. Le montage expérimental a ensuite été transféré au PSI et amélioré. Mon équipe de recherche a participé pendant 2 décennies à cette aventure, qui a abouti au résultat publié aujourd’hui.

Quel est ce résultat?
La publication – signée par plus de 80 autrices et auteurs (dont 5 de l’Unifr) basés dans 18 institutions, réparties sur 8 pays – rapporte une nouvelle valeur dn = (0.0 ± 1.1stat ± 0.2syst) × 10-26 e cm pour le moment dipolaire électrique du neutron. De cette valeur on peut conclure avec un confiance de 90% que l’EDM du neutron est inférieur à 1.8 × 10-26 e cm. Ceci signifie que la distance entre les charges positives et négatives à l’intérieur du neutron est de moins de 1.8 × 10-26 cm, distance qu’il faut comparer au rayon du neutron de  1.3 × 10-13 cm pour pouvoir apprécier la précision extraordinaire des mesures faites au PSI!

Investir 20 ans pour trouver un résultat de 0.0! Qu’est-ce que cela signifie exactement?
La valeur mesurée de l’EDM du neutron est en effet dn = 0.0 × 10-26 e cm. Le vrai résultat n’est cependant pas dans cette valeur, mais plutôt dans ses incertitudes. En physique, comme dans toute autre science expérimentale, chaque mesure est affectée par deux types d’incertitudes. L’incertitude dite statistique de la mesure susmentionnée est de 1.1 × 10-26 e cm, et son incertitude systématique est de 0.2 × 10-26 e cm. L’erreur statistique résulte du nombre de mesures individuelles (ici 50.000) et pourra être réduite à l’avenir en effectuant plus de mesures et/ou en utilisant plus de neutrons. La plus belle avancée de ce travail est la réduction significative – par un facteur 5 – de l’incertitude systématique.  Notre victoire réside dans la démonstration que nous savons contrôler les effets systématiques au niveau susmentionné.

A quoi est due la réduction des incertitudes systématiques par rapport au dernier résultat obtenu il y a une vingtaine d’années?
Il a fallu s’assurer de la qualité – c’est-à-dire de la précision de la valeur, ainsi que de ses variations temporelles et spatiales – du champ magnétique appliqué, afin de pouvoir isoler l’effet minuscule éventuellement induit par le champ électrique. Ce contrôle extrême est effectué par un magnétomètre au mercure (pour la valeur du champ et sa variation avec le temps), ainsi qu’au travers d’un réseau de 15 magnétomètres au césium (pour la distribution spatiale du champ). Ces derniers ont été développés à l’Université de Fribourg par mon équipe.

Les Docteurs Philipp Schmidt-Wellenburg et Georg Bison (Unifr) du PSI devant le blindage magnétique entourant la chambre à vide dans laquelle les mesures ont été effectuées. (Photo: Paul Scherrer Institut / Mahir Dzambegovic)

Qu’en est-il aujourd’hui? Les expériences vont-elles se poursuivre?
Depuis la fin des mesures qui ont mené à ce nouveau résultat, l’appareil a été démantelé au PSI, où il est actuellement remplacé par un appareil plus performant qui commencera à prendre des données en 2021.  Je suis assez fier que mon ancien thésard, Georg Bison, devienne le responsable de la magnétométrie du nouvel appareil.

Il me tient d’ailleurs à cœur de remercier  mes étudiants en Master, doctorants, postdocs et maître-assistants Georg Bison, Zoran Grujić, Stefan Gröger, Malgorzata Kasprzak, Paul Knowles, Hans-Christian Koch, Peter Koss, Jari Piller et Martin Rebetez qui  ont contribué à différents niveaux au succès de cette aventure pendant ces 20 dernières années. Je remercie le Fonds national suisse (FNS) pour la confiance et le soutien qu’il m’a apporté durant ma vie active à à l’Unifr.

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Author

Exerce d’abord sa plume sur des pages culturelles et pédagogiques, puis revient à l’Unifr où elle avait déjà obtenu son Master en lettres. Rédactrice en chef d’Alma & Georges, elle profite de ses heures de travail pour pratiquer trois de ses marottes: écrire, rencontrer des passionnés et partager leurs histoires.

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