Le philosophe Patrik Engisch a toujours rêvé d’être cuisinier. En 2017, le chargé de cours de l’Unifr a co-fondé Culinary Mind, un centre de recherche international dédié à la philosophie de l’alimentation. Décryptage.
«J’ai fait de la cuisine bien avant de faire de la philosophie. D’ailleurs, j’ai toujours rêvé d’être cuisinier plutôt que philosophe, mais cela ne s’est pas fait», confie le chargé de cours au Département de philosophie de l’Unifr. A l’inverse, ce qui s’est «fait», c’est une rencontre qui a donné un nouveau visage à son parcours académique. «Lors d’un colloque en Italie, j’ai fait la connaissance du philosophe américano-italien Andrea Borghini, qui m’a parlé de ses travaux dans le domaine de la philosophy of food; cela a fait tilt!»
En 2017, les deux confrères ont fondé Culinary Mind, un centre de recherche basé à l’Université de Milan. Son but? Mettre en réseau des académiciens, cuisiniers, auteurs et individus de plusieurs pays, dont les activités ont trait à la philosophy of food. En français, il n’existe pas de traduction officielle de ce terme. «La moins pire est probablement ‹philosophie de l’alimentation›», relève Patrik Engisch. Il précise qu’il a «quasiment fallu partir de zéro et démarrer une nouvelle discipline académique». Certes, ces dernières années, de nombreux travaux en philosophie se sont penchés sur la question de l’alimentation. Mais ils étaient généralement «orientés sur les aspects éthiques ou politiques: Avons-nous le droit de manger des animaux? Existe-t-il un droit à l’alimentation?, etc.» Le parti pris des recherches menées au sein de Culinary Mind est davantage théorique: Qu’est-ce que la nourriture? Qu’est-ce que la faim? Qu’est-ce qu’une recette? Qu’est-ce qu’une AOP?
Satisfaction de bas instincts
De tous temps, l’être humain s’est nourri. Alors pourquoi cet intérêt récent des philosophes pour l’alimentation? «Une combinaison de facteurs explique cela, souligne Patrik Engisch. Rappelons que manger ne relève pas seulement d’une nécessité biologique, mais aussi d’un plaisir sensoriel.» Or, avant le XXe siècle, «pour des questions religieuses entre autres, l’alimentation n’était pas considérée comme digne de recherche, puisqu’elle était associée à la satisfaction de bas instincts». Dans le même ordre d’idées, Thomas Reid, l’un des rares philosophes à avoir traité de l’olfaction au XVIIIe siècle, «estimait que celui-ci était le plus bas et le moins intéressant de nos sens». Le chercheur note, par ailleurs, que, longtemps, manger était un acte privé. «L’existence des restaurants, donc de la restauration comme bien public, ne date que de la fin de l’Ancien Régime.» Autre élément explicatif: depuis la seconde partie du XXe siècle, avec notamment le développement de l’industrie agro-alimentaire, l’alimentation est devenue omniprésente dans les discussions. «Ce que nous mangeons s’est mué en choix», relève le chargé de cours de l’Unifr. «Et dès l’instant où l’alimentation donne la possibilité d’un choix, elle devient un lieu de mise en avant de l’identité.»
«Actuellement, il y a un intérêt colossal pour la nourriture», constate Patrik Engisch. Sur les réseaux sociaux, on échange non seulement des images de plats (food porn), mais aussi des recettes. «La gastronomie a le même statut que la musique il y a quelques décennies et dans ce contexte les grands cuisiniers se sont mués en stars de la pop culture.» Or, plusieurs de ces cuisiniers stars véhiculent des idées visant un changement de société. Parmi les exemples les plus célèbres figurent le Danois René Redzepi (chef du Noma à Copenhague) et son concept d’alimentation de proximité ou encore l’Italien Massimo Bottura (chef de l’Osteria Francescana à Modène) et sa lutte contre le gaspillage alimentaire. «On pourrait parler dans leur cas de social gastro diplomacy», poursuit le philosophe. Patrik Engisch a consacré un article au processus créatif de l’équipe du Noma. «René Redzepi et ses adeptes s’évertuent à montrer qu’il est possible de trouver dans n’importe quel environnement de quoi élaborer des recettes de cuisine de première qualité.» Concrètement, les chefs de file de la New Nordic Cuisine «ont pris une carte et un compas et ont déterminé le rayon dans lequel il est acceptable d’aller chercher sa nourriture». Mais cette «valeur culinaire doit faire l’objet d’une médiation et c’est là que les recettes entrent en jeu». Or, «la capacité qu’ont les recettes à faire une médiation avec notre environnement est extrêmement intéressante». En se penchant sur le travail du chef danois, le chercheur a également été interpellé par «sa capacité à casser l’équation ‹produit à haute valeur ajoutée (par exemple le homard) = gastronomie› et à magnifier des aliments qui n’étaient auparavant pas considérés comme nobles».
Parmi les travaux en cours dans le domaine de la philosophie de l’alimentation, Patrik Engisch cite ceux autour de la définition de la faim («Est-ce un simple état corporel ou également une émotion?»), de la valeur culinaire («Quels en sont les éléments intrinsèques, au-delà du simple plaisir culinaire?») ou encore de l’appropriation culturelle («Sous quelles conditions est-il acceptable de qualifier une cuisine d’authentique, par exemple dans le cas d’un restaurant mexicain en Suisse?»). Le rapport entre alimentation et art intéresse également les chercheurs. Ou, plus concrètement, «la question de savoir si la gastronomie peut prétendre être une forme d’art». Sans oublier la notion de gastro-diplomatie, qui consiste à promouvoir un pays ou une région en s’appuyant sur sa cuisine. «Grâce aux émotions et à la nostalgie qu’elle véhicule, la cuisine est en effet un excellent facilitateur de relations culturelles.»
Hungry bodies et hungry souls
De l’avis de Patrik Engisch, les philosophes ont une vraie carte à jouer sur le terrain. «Une nouvelle discipline appelée conceptual engineering est en train d’émerger; elle est orientée sur la philosophie concrète, sur l’aide pratique.» Et de citer l’exemple des appellations AOP et AOC. «Lorsque l’on met en place ces appellations, on part du principe qu’un produit donné possède une identité qui doit être protégée.» Mais la nature de cette identité n’est pas forcément claire. «Est-elle liée à une recette? A un savoir-faire? A un profil gustatif?» Dans ce dernier cas, «et pour citer l’exemple du Vacherin fribourgeois, rappelons qu’il a un goût complètement différent d’une laiterie à l’autre». A l’inverse, «un jour, lorsque j’étais au marché, on m’a vendu un ‹pain de la Bénichon›» qui avait le goût de la cuchaule sans avoir le droit d’en porter le nom. «N’est-ce pas un peu pervers et que cherche-t-on exactement à protéger?» Selon le chercheur, «la philosophie a le pouvoir de clarifier et de corriger ce genre de problème».
Un autre champ d’intervention potentiel de la philosophy of food est celui des troubles alimentaires. «On parle de manière très générale de ‹troubles de la faim›.» Or, «la philosophie de l’alimentation peut notamment aider à distinguer entre plusieurs concepts de ‹faim›, par exemple celui qui touche à la dénutrition causée par une famine ou celui qui touche à la dénutrition des personnes qui souffrent d’anorexie.» En effet, «au-delà de la sous-nutrition – au sens médical et biologique du terme –, il n’est pas sûr que ces deux types d’états de faim extrême aient beaucoup en commun». Ainsi, «mon collègue Andrea Borghini distingue entre les hungry bodies et les hungry souls». En ce sens, «la philosophie de l’alimentation peut promouvoir des distinctions ainsi qu’un concept de ‹faim› plus ouvert et moins strictement médical ce qui, in fine, pourrait nous aider à avoir une meilleure compréhension des troubles alimentaires».
Les cinq coups de cœur culinaires de Patrik Engisch
Patrik Engisch est chargé de cours au Département de philosophie de l’Unifr et chercheur postdoctoral à l’Université de Lucerne. Passionné de cuisine, il a co-fondé en 2017 le réseau international Culinary Mind, consacré à la philosophie de l’alimentation. Il a par ailleurs co-édité une collection d’articles intitulée «Philosophy of Recipes: Making, Tasting, Valuing», qui paraîtra début 2021 aux éditions Bloomsbury. Ses recherches sur la philosophie de l’alimentation sont disponibles sur son site internet.
- Le plat qu’il préfère manger: le risotto au feu de bois accompagné d’une saucisse sicilienne
- Le plat qu’il préfère cuisiner: un filet de bœuf en cuisson sous vide avec une sauce vin rouge miroir
- Son produit local préféré: le Vacherin fribourgeois AOP de la laiterie de Marsens (si possible très corsé)
- Son produit non travaillé préféré: la poire à Botzi («J’en ai quelques-unes dans mon jardin!»)
- Son restaurant préféré: le Edinburgh Food Studio, à Edimbourg