Peu de soulèvements auront suscité autant de sympathie à travers l’Europe que la guerre d’indépendance grecque. Dans le sillage des écrivains Lord Byron, Victor Hugo, Chateaubriand ou encore du peintre Delacroix, de nombreux cercles intellectuels embrassèrent la cause des insurgés qui cherchaient à se libérer de la domination ottomane. Les explications de Cédric Brélaz, professeur d’histoire de l’Antiquité.
Pour quelles raisons la Chaire d’histoire de l’Antiquité organise-t-elle mardi prochain une manifestation consacrée au Bicentenaire de la Grèce (1821-2021)?
Le mouvement qui a conduit à la création d’un Etat grec indépendant dans les années 1820, par l’écho qu’il a eu à travers toute l’Europe et en raison de l’assimilation qui a alors été faite entre la jeune nation et la culture grecque des siècles passés, a également eu pour conséquence de révéler l’Antiquité classique. L’histoire de l’Antiquité, comme de nombreuses autres matières académiques, est un produit de l’époque romantique. Commémorer le Bicentenaire de la révolution grecque est donc l’occasion de se pencher aussi sur les origines de l’histoire de l’Antiquité comme démarche intellectuelle et comme discipline. Par ailleurs, la Chaire francophone d’histoire de l’Antiquité entretient des relations privilégiées avec la Grèce moderne, en particulier en collaborant avec les services archéologiques grecs à l’exploration du site de Philippes en Macédoine (à env. 150 km à l’est de Thessalonique), inscrit au Patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2016.
La lutte pour l’indépendance, que l’historiographie officielle fait remonter au 25 mars 1821, suscite très vite un élan de sympathie en Europe où des comités philhellènes soutiennent financièrement voire militairement les insurgés. Comment l’expliquer?
De par leur formation, les élites européennes étaient, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, pénétrées de culture classique. Le soutien qu’elles ont apporté à la cause grecque répondait à un idéal, qui était en partie aussi une illusion, celui de faire renaître la patrie de l’hellénisme, qu’elle considérait comme un modèle intellectuel, artistique, esthétique et moral. Après l’indépendance américaine et la Révolution française, les événements de Grèce constituèrent également l’un des mouvements nationaux et libéraux les plus précoces en Europe. Tout en rendant hommage à l’Antiquité classique, les Européens s’étant engagés aux côtés des insurgés grecs, parfois en allant jusqu’à participer eux-mêmes aux combats et à le payer de leur vie, se mobilisèrent pour les idéaux de liberté qui fleurissaient au début du XIXe siècle.
De nombreux Suisses ont eux aussi soutenu la cause grecque, notamment le Genevois Jean-Gabriel Eynard, créateur de la banque nationale grecque.
Le premier président du nouvel Etat grec (il portait le titre de «gouverneur»), Ioannis Kapodistrias, avait des liens étroits avec Genève: en tant que ministre plénipotentiaire du tsar Alexandre Ier, il avait directement œuvré au rattachement de Genève à la Confédération helvétique, à la préservation de l’indépendance vaudoise face à Berne et à la reconnaissance de la neutralité de la Suisse lors du Congrès de Vienne. Il vécut ensuite plusieurs années à Genève avant de rejoindre la Grèce en 1828. Une exposition au Musée d’art et d’histoire de Genève retrace actuellement l’histoire de ses relations avec les notables genevois Eynard et Pictet de Rochemont. Plus généralement, le soutien que des Suisses, également dans les grandes villes alémaniques, ont pu apporter au mouvement de libération de la Grèce est à l’image de ce qui s’est produit dans l’ensemble de l’Europe, les comités philhelléniques de Paris et de Londres jouant un rôle moteur. Petite ville catholique et conservatrice, Fribourg n’a pas manifesté pareil engouement. Les temps ont changé et les célébrations du Bicentenaire sont aujourd’hui co-organisées avec une société philhellénique, l’Association des Amis de la Bibliothèque d’Andritsena, qui a son siège à Fribourg.
Pourrait-on y voir les prémices d’un choc des civilisations, entre le monde chrétien et le monde musulman, entre l’Europe et l’Asie?
Les territoires qui ont formé le premier Etat grec à partir des années 1820 avaient été sous domination ottomane pendant des siècles. Si les puissances européennes ont pu soutenir le mouvement d’indépendance de la Grèce par empathie, elles l’ont fait surtout par intérêt géostratégique en vue d’affaiblir l’Empire ottoman. Par ailleurs, au début du XIXe siècle, la Grèce ne présentait pas un faciès ethnique et religieux aussi homogène qu’aujourd’hui, ce qui était aussi vrai de l’Anatolie. Il existait sur sol grec des communautés musulmanes hellénophones; à l’inverse, on comptait des turcophones orthodoxes en Anatolie. Aujourd’hui encore, des dizaines de milliers de citoyen·ne·s grec·que·s musulman·ne·s et turcophones vivent en Thrace, au nord-est de la Grèce, dont les droits sont reconnus par le Traité de Lausanne. Les réalités ethniques, culturelles et religieuses de la Grèce et de la Turquie étaient, et demeurent, plus complexes et diversifiées que ne le laissent croire les nationalismes d’hier et d’aujourd’hui de part et d’autre de la mer Egée.
Aujourd’hui, l’empire ottoman n’existe plus, mais la tension reste vive entre la Grèce et la Turquie. Ces commémorations revêtent-elles aussi un aspect politique sensible?
Notre démarche, en s’intéressant aux circonstances qui aboutirent à l’indépendance de la Grèce et aux origines de l’étude de la civilisation grecque classique, est avant tout académique et scientifique. Cela étant, notre université, qui affirme son attachement à la démocratie et son intégration dans l’espace européen, peut légitimement s’associer aux célébrations de la création de l’Etat grec, qui, depuis la chute de la dictature des colonels et l’entrée en 1981 de la Grèce dans ce qui était alors la Communauté européenne, dispose de solides institutions démocratiques. Bien que les historien·ne·s de l’Antiquité soient amenés à y travailler également du fait de son patrimoine archéologique considérable, la chose se présente sous un jour différent pour ce qui est de la Turquie. L’année 2023 verra le centenaire du Traité de Lausanne, qui a marqué la naissance de lEtat turc contemporain. Il sera intéressant de voir comment les autorités helvétiques répondront aux demandes que le régime turc ne manquera pas de leur adresser en vue de célébrer cet événement sur le sol de la Confédération. Il y aurait des raisons objectives de ne pas vouloir s’y associer.
Alessia Zambon de l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines évoquera le sort des antiquités à Athènes pendant la guerre d’indépendance. Qu’est-il advenu de cet inestimable héritage de la Grèce antique? A-t-il, par ailleurs, contribué à la naissance d’un sentiment national?
Le patrimoine archéologique grec a d’abord fait l’objet du pillage des savants européens s’étant rendus sur place, comme l’illustre, dès 1803, le transfert en Angleterre des sculptures arrachées au Parthénon, qui sont désormais visibles au British Museum. A cette attitude typiquement colonialiste s’est ensuite substituée, à mesure que l’Etat grec s’organisait administrativement et que se développait l’étude académique de l’Antiquité, une approche scientifique, avec la création d’instituts étrangers consacrés à l’exploration archéologique de la Grèce, le premier d’entre eux, l’Ecole française d’Athènes, étant fondé en 1846. Parce qu’elle répondait à l’idéalisation de la culture grecque classique, la fondation de l’Etat grec fut conçue par les Européens comme un hommage à l’Antiquité, comme en témoigne le néo-classicisme omniprésent dans les réalisations architecturales et artistiques en Grèce lors des premières décennies faisant suite à l’indépendance. L’identité nationale grecque au XIXe s’est elle-même bâtie pour une bonne part sur l’évocation de l’Antiquité classique, suggérant une continuité, après des siècles de soumission à l’Empire ottoman, entre l’hellénisme antique et la Grèce moderne.
- Conférences à l’occasion des commémorations du Bicentenaire de l’indépendance de la Grèce
- Image de titre: Vue de la maison de Monsieur Fauvel, ancien consul de France, et de l’Acropolis, à Athènes. Tableau de Louis Dupré, 1819?
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