Jeux de lettres #1 – Le tautogramme

Jeux de lettres #1 – Le tautogramme

«L’écriture est une aventure. Au début c’est un jeu, puis c’est une amante, ensuite c’est un maître et ça devient un tyran», affirmait Winston Churchill. Dans la série Jeux de lettres, Thibaut Radomme et David Moos nous montrent qu’il ne suffit pas de jouer avec les mots, encore faut-il suivre les règles.

Dans le cadre de nos recherches sur les lettres, nous rencontrons pléthore de jeux poétiques plus ou moins réussis et dont je n’avais, personnellement, jamais entendu parler. C’est, notamment, le cas du tautogramme, frappant par la simplicité de sa forme et la complexité de son exécution. La maîtrise dont font preuve les auteurs médiévaux dans cet art m’a à la fois impressionné et subjugué. Ces esprits ingénieux composent des vers rythmés et cohérents tout en s’imposant un cadre contraignant que seules la mouvance et la liberté – relative – de la grammaire en ancien français permettent de contourner. L’exercice témoigne aussi de la richesse du vocabulaire de la langue médiévale et de son inventivité sans fin. Ainsi, l’art du tautogramme consiste à faire de la belle littérature avec des ressources limitées.

A ce stade vous vous demandez sûrement: «Qu’est-ce donc qu’un tautogramme?». C’est un texte dont chacun des mots commence par la même lettre, une allitération ou une anaphore, mais en plus complexe. Un exemple? Le fameux Veni vidi vici de Jules César! «Facile!» me direz-vous. Certes, mais les médiévaux ne sont pas des dictateurs, ce sont des poètes! Dès lors, ils manient les tautogrammes dans des compositions autrement plus grandioses – que ce soit par leur taille comme par leur ambition! Trêve de palabres, il est temps de nous plonger dans un de ces poèmes:

Oroison a Nostre Dame dont chascun Mot se commenche par .p.
Oraison à Notre Dame dont chaque mot commence par pParadis plaisant, pacifique  |  Paradis plaisant, pacifique
Prisie pax, preciosité  |  Paix estimée, préciosité
Precieuse, perle pudique,  |  Précieuse, perle pudique,
Porte prestant preclarité,  |  Porte laissant filtrer la lumière,
Piscine probatique pure,  |  Piscine probatique pure,
Palme preferant probité,  |  Palme préférant la probité,
Pour povres pecheurs paix procure.  |  Procure la paix aux pauvres pécheurs.

Cette prière à la Vierge se situe dans un manuscrit pour le moins intrigant: le BNF fr. 12475, avec une pleine page entièrement composée de jeux de lettres. On la retrouve aussi à la fin des premières éditions imprimées des Matines de la Vierge de Martial d’Auvergne, écrivain du XVe siècle. Est-il, dès lors, l’auteur de ces vers ou est-ce un certain Charles Morel qu’un manuscrit, actuellement perdu, relierait au tautogramme? Notre manuscrit français 12475 n’aide pas à la résolution de ce mystère, le texte ne mentionnant aucun auteur. Or, si ces variations d’attribution suscitent auprès du lecteur un certain plaisir à jouer les détectives à la recherche du poète disparu, elles témoignent surtout de sa qualité: cette exquise pirouette littéraire marque les esprits au point d’être revendiquée de toutes parts.

Le fond détermine la forme
Et à raison! La prière consiste en une accumulation d’apostrophes à la Vierge – toutes plus flatteuses les unes que les autres – suivie d’une demande: le salut de tous les pécheurs. Outre la recherche lexicale et métrique – il s’agit d’un septain d’octosyllabes à rimes croisées –, la richesse et l’originalité des apostrophes sont saisissantes. En effet, l’oraison jongle entre images topiques de la Vierge («porte»; «piscine probatique» – grand bassin qui servait à purifier les animaux destinés à être sacrifiés.) et des associations moins convenues («perle pudique»; «palme preferant probité»). Ainsi, l’auteur du tautogramme met en avant sa culture théologique et littéraire et démontre sa créativité. Rien d’étonnant alors à ce qu’on retrouve le tautogramme dans un manuscrit qui ne contient que des jeux poétiques, tant la composition divertit et impressionne le lecteur. Toutefois, l’aspect ludique d’une telle production ne doit rien enlever au sérieux de l’entreprise. En effet, le caractère spirituel de la pièce prime sur la forme – que dis-je – il la détermine. Ainsi, seul un poème exemplaire, qui passe par une maîtrise totale de la langue, peut prétendre à la louange mariale; seuls des vers parfaits permettent de formuler une telle demande. On s’adresse à la Vierge et on demande le salut des pécheurs, pardi! Le tautogramme permet de communiquer avec Marie, devient un lieu privilégié de la prière et acquiert par là ses lettres de noblesse.

Le jeu de lettres au Moyen-Age est à la fois sérieux et complexe, comme le montre notre tautogramme. Il n’en demeure pas moins ludique et innovant, bien loin des stéréotypes relatifs à l’austérité des clercs de l’époque. L’art du tautogramme, de prime abord simple, met en lumière le talent des poètes médiévaux lorsqu’il s’agit de prier Notre Dame: ils s’amusent avec la langue, jouent à qui fera la plus belle louange. Cette tradition fait d’ailleurs des émules dans la poésie de notre temps. Aussi, je ne résiste pas, en conclusion, à partager avec vous la prouesse poétique de Georges Perec, figure de proue de l’Oulipo:

Chapitre cent-cinquante-cinq
(copie certifiée conforme)

Le 27 novembre 1978: Georges Perec (à gauche) reçoit le Prix Médicis pour son roman «La vie mode d’emploi». (Photo Keystone/Getty Images)

Ca commença comme ça: certaines calomnies circulaient concernant cinq conseillers civils coloniaux: contrats commerciaux complaisamment conclus, collaborateurs congédiés, comptabilités complexes camouflant certaines corruptions crapuleuses, chantages comminatoires, concussions classiques… Croyant combattre ces charges confuses, cinquante commissaires-chefs comiquement conformes (cheveux châtain clair coupés court, costume croisé, chemise couleur chair, cravate café crème, chaussures cloutées convenablement cirées) contactèrent certain colonel congolais causant couramment cubain. «Cherchez chez Célestin, Cinq Cours Clémenceau», chuchota ce centenaire cacochyme constamment convalescent, «car ce célèbre café-concert contrôle clandestinement ces combines criminelles.» Cinq commissaires chevronnés coururent courageusement Cours Clémenceau. Cependant, coïncidence curieuse, cinq catcheurs corpulents, cachés chez Célestin, complotaient contre cette civilisation capitaliste complètement corrompue. Ces citoyens comptaient canarder certain chef couronné considéré comme coupable. Commissaires certifiés contre champions casse-cou: choc colossal! Ça castagna copieusement. Conclusion: cinquante clients contusionnés, cinq cardiaques commotionnés, cinq cadavres! Ce chassé-croisé cauchemardesque chagrina chacun.

Georges Perec, «Chapitre cent-cinquante-cinq», dans Lectures, n° 9, Bari, éd. Dedalo, 1981

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Author

Doctorant en littérature médiévale au sein du projet «Jeux de lettres et d’esprit dans la poésie en Français», aime l’écriture, le cinéma et, oh surprise, le Moyen-Age.

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