La majorité des experts estiment que les objectifs climatiques internationaux ne pourront pas être atteints sans avoir recours aux technologies d’émission négative. Or, ces dernières soulèvent plusieurs questions éthiques, rappelle la doctorante de l’Unifr Hanna Schübel.
Dans la foulée de l’Accord de Paris de 2015, qui vise à limiter à 1,5 degré l’élévation générale de la température par rapport à l’ère préindustrielle, les gouvernements nationaux y vont chacun de leurs objectifs climatiques. Or, plus la notion d’urgence environnementale s’impose dans l’esprit collectif, plus une constatation fait son chemin: pour parvenir à contenir drastiquement le réchauffement, il ne suffira pas aux habitants de la planète de réduire leurs émissions. Selon de nombreux scientifiques et politiciens, le recours à des interventions techniques à grande échelle visant à agir directement sur le système climatique est inévitable.
Parfois réunies sous le terme de «géo-ingénierie», ces techniques peuvent être séparées en deux grandes catégories. La plus extrême – et par conséquent la plus controversée – contient les technologies de gestion du rayonnement solaire, ou SRM. Elles cherchent à lutter contre l’un des symptômes du changement climatique, le réchauffement. Pour y parvenir, la réflexion du rayonnement solaire est augmentée artificiellement dans l’atmosphère ou à la surface de la Terre. Parmi les technologies utilisées figure l’introduction d’aérosols dans les couches supérieures de l’atmosphère ou encore l’éclaircissement des nuages grâce à l’ajout de germes de condensation.
La seconde catégorie réunit les technologies visant à éliminer certaines émissions de CO2 liées aux activités humaines de l’atmosphère. Elles sont communément appelées technologies d’émission négative, ou NET, et ont pour but de contrer la principale cause du changement climatique. En septembre 2020, le Conseil fédéral a rendu un rapport en réponse à un postulat déposé au Conseil national. Il estime qu’il est devenu indispensable de produire des émissions négatives pour atteindre les objectifs climatiques, qu’ils soient internationaux (contenir le réchauffement climatique à 1,5 degré) ou nationaux (atteindre la neutralité carbone d’ici 2050). Par contre, à l’image de celle de la plupart des autres pays, la politique climatique de la Suisse n’intègre pas activement le SRM, jugé trop risqué et pas assez durable.
Science-fiction?
Assistante diplômée auprès de l’Institut UniFR_ESH (University of Fribourg Environmental Sciences and Humanities Institute), Hanna Schübel rappelle que les NET recoupent diverses techniques de captage du CO2. «La plus simple et la plus intuitive est celle du reboisement», précise-t-elle. Parmi les autres voies explorées figure la filtration directe du CO2 dans l’air, telle que la pratique la très médiatisée start-up zurichoise Climeworks. «Il s’agit d’une piste intéressante; mais il reste des problèmes à régler, notamment celui du stockage à long terme.» Elle aussi souvent évoquée, la BECCS (bioénergie avec captage et stockage du carbone), qui combine en quelque sorte les deux technologies pré-citées, pose pour sa part «la question des éventuels risques environnementaux, notamment au niveau de la biodiversité».
Les NET comportent donc plusieurs zones d’ombre. Au point que leurs détracteurs n’hésitent pas à dire qu’elles relèvent de la science-fiction. «Les technologies d’émission négative sont bien réelles», rétorque Hanna Schübel. Reste que pour l’heure, elles n’ont été testées qu’à petite échelle. «Leur mise en œuvre pratique est encore lacunaire; il manque notamment des infrastructures et, dans certains cas, un cadre légal.» La doctorante, qui rédige une thèse sur les aspects éthiques liés à la gouvernance des NET, cite l’exemple de la sécurité alimentaire. «Si l’on prend les cas de la BECCS ou du reboisement: ces technologies étant très gourmandes en terres, il y a dès lors mise en compétition avec l’agriculture.» Dans certaines régions du monde, l’accès déjà difficile à la nourriture pourrait devenir encore plus délicat; et les inégalités à l’échelle mondiale s’en trouver renforcées.
Maintenir les efforts de réduction des émissions
Dans ce contexte, la chercheuse souligne l’importance d’une vision globale de la problématique. Soucieux d’inscrire – entre autres – les défis éthiques posés par la géo-ingénierie en matière de sécurité alimentaire, l’Institut UniFR_ESH s’est chargé de l’organisation de l’édition 2021 du congrès de l’EurSafe, la European Society of Agricultural and Food Ethics. Lors de cette conférence internationale et interdisciplinaire – qui s’est tenue en ligne, Covid-19 oblige –, plus de 60 présentations et débats ont été proposés aux participants. Ils portaient sur des thèmes tels que la sécurité alimentaire dans un contexte de réduction des émissions, l’adaptation de l’agriculture pour garantir la sécurité alimentaire ou encore la géo-ingénierie et son impact sur l’agriculture et la terre.
De façon plus large, parmi les autres problématiques qui occupent les spécialistes de l’éthique du climat – une discipline scientifique qui ne date que d’une vingtaine d’années – figure celle des risques potentiels que représentent les NET pour les générations futures, notamment celui du stockage à grande échelle de CO2. Ou encore la question des lieux d’implantation des installations de filtrage, captage et stockage, «pour éviter que les petits émetteurs ne trinquent pour les grands, renforçant encore la fracture Nord-Sud». Sans oublier l’importance de sensibiliser au fait que même s’il existe des technologies permettant d’intervenir directement sur le climat, «elles ne remplacent en aucun cas les efforts de réduction des émissions de CO2», insiste Hanna Schübel. Ces technologies «ne doivent être envisagées que pour éliminer les émissions que nous ne pouvons pas éviter». Ce d’autant que leur application concrète comporte encore de nombreux points d’interrogation.
Hanna Schübel est doctorante et assistante diplômée auprès de l’Institut UniFR_ESH (University of Fribourg Environmental Sciences and Humanities Institute). Baptisé «Ethics in Governing Negative Emission Technologies», son projet de thèse porte sur la question de la gouvernance des technologies d’émission négative et leur implication en termes de responsabilité morale individuelle. Parallèlement à l’éthique du climat, Hanna Schübel s’intéresse en particulier à la sécurité alimentaire, à l’éthique numérique et à la biodiversité.
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