La pandémie de covid-19 en est une triste illustration: même dans un pays comme la Suisse, le niveau socio-économique a un impact sur la santé des individus. Le sociologue de la médecine et épidémiologiste Stéphane Cullati invite à accélérer la lutte contre les inéquités.
La Loi fédérale sur l’assurance maladie (LAMal) est entrée en vigueur il y a un quart de siècle, rendant obligatoire l’assurance de base en cas de maladie ou d’accident; depuis, la Suisse est-elle devenue un eldorado de l’équité en matière de santé?
On pourrait le penser, d’autant qu’il s’agit d’un pays à hauts revenus, où le système de santé est considéré comme performant. Et pourtant, la LAMal n’empêche pas de nombreuses inéquités en matière de santé. Certes, le côté «même panier de soins pour toute la population» est une bonne chose. Mais dès que vous quittez ce panier commun, les inégalités apparaissent.
De quels types d’inéquités parle-t-on?
Un de mes collègues a, par exemple, constaté au cours de ses recherches qu’il n’est pas rare que des habitant·e·s de notre pays renoncent à certains types de soins en raison de leur coût. Ce phénomène concerne principalement les soins dentaires, les lunettes et les check-up de santé. Une autre inégalités est à chercher du côté des primes, qui sont les mêmes quel que soit le revenu. Certes, il existe des subventions; mais, là non plus, on ne peut pas parler d’équité, car elles varient d’un canton à l’autre. Il faut bien être conscient·e·s que les inéquités inhérentes à la LAMal sont d’ordre politique, puisque nous avons fait le choix de ne pas nous doter d’une caisse publique.
Lorsque l’on parle d’équité en matière de santé (health equity en anglais), cette question du revenu – et, plus largement, du niveau socio-économique – est de plus en plus prise en compte. Au point de reléguer au second plan la question de l’accès aux soins?
Comme le montre l’exemple des Etats-Unis, investir massivement dans le système de santé ne conduit pas à une meilleure santé pour tous. Ce sont avant tout les inégalités en amont de la maladie qui comptent.
On en vient donc à ces fameux «déterminants sociaux de la santé» (DSS), qui prennent une place grandissante dans la recherche depuis une petite vingtaine d’années, y compris en Suisse.
En effet. Pour ne citer qu’elles, les études menées depuis dix ans par le Pôle de recherche national LIVES mettent en évidence le poids des DSS. Elles soulignent à quel point les moyens investis dans l’organisation de la santé, ainsi que dans la redistribution des ressources sociales et économiques, peuvent promouvoir la santé des membres d’une société. Plus globalement, ce que constatent les chercheuses et les chercheurs, c’est qu’il existe toute une série de facteurs qui ne relèvent pas de la biologie – mais des conditions de vie sociale – qui viennent influencer notre santé.
De ces facteurs, quels sont les mieux étudiés?
Sans surprise, le niveau socio-économique est l’un d’entre eux, notamment parce qu’il existe des études historiques à ce sujet. Des recherches conduites au début du XXe siècle aux Etats-Unis montraient déjà la différence de mortalité entre les cols blancs et les professions manuelles. Après la deuxième Guerre Mondiale, le Royaume-Uni a fait office de pionnier en monitorant de façon systématique – et sur la durée – des cohortes d’enfants. En a découlé, en 1980, le «Black Report», un rapport très sombre montrant notamment des différences marquées d’espérance de vie en fonction du revenu, de l’éducation, des conditions de travail ou encore de l’alimentation. Ce phénomène semble intemporel et universel: les gens issus de classes moins favorisées sont en moins bonne santé, et ceci dans la plupart des pays du monde. Ils sont notamment davantage touchés par les maladies chroniques et mentales, ainsi qu’au niveau de leur santé fonctionnelle.
Malheureusement, la Suisse n’échappe pas à cette règle…
Non. J’ai, par exemple, mené une étude portant sur les années 1990 à 2015. En terre helvétique, comme dans la plupart des pays à hauts revenus, l’espérance de vie a globalement augmenté durant cette période. Mais cette hausse est moins importante parmi la population qui a un niveau d’éducation plus bas. Dans certains cas, il y a même une stagnation.
En tenant davantage compte des DSS, notamment du niveau socio-économique, pourrait-on réellement améliorer l’état de santé de la population?
Je connais l’exemple d’un patient qui vivait dans un quartier plutôt défavorisé de Genève. Son médecin l’a convaincu de déménager et sa santé s’est nettement améliorée. Notamment parce qu’il s’est retrouvé dans un environnement plus propice au bien-être et à une meilleure hygiène de vie. Reste que de nombreuses études ont montré qu’une partie de notre état de santé est influencé par notre enfance. Concrètement, on constate que les personnes nées dans une famille «pauvre» sont en moins bonne santé que les autres selon divers types d’indicateurs (masse musculaire, fonction pulmonaire, maladies chroniques, facultés cognitives, symptômes dépressifs, autonomie fonctionnelle). Et ce même si elles ont réussi à augmenter leur niveau social à l’âge adulte. Cette question des parcours de vie m’intéresse beaucoup.
Il y aurait donc une espèce de fatalité sanitaire liée au début du parcours de vie?
Disons qu’il semble que quelque chose s’imprime très tôt et perdure. Un concept intéressant est celui des réserves, à savoir une forme spécifique de ressources (physiques, psychologiques, sociales, économiques) qu’un individu peut mobiliser pour faire face à un événement stressant, notamment une maladie. Ces réserves l’aident à mieux encaisser les chocs. Or, il est avéré qu’elles se constituent principalement durant l’enfance, la jeunesse et le début de la vie adulte. Un mauvais départ peut donc avoir des conséquences à très long terme. D’où l’importance de protéger le développement des enfants et de leur donner les ressources qui leur seront nécessaires pour se maintenir en bonne santé tout au long de la vie.
Ensuite, est-il trop tard pour agir?
Heureusement, il n’est jamais trop tard pour s’en sortir! Mais pour cela, il faut être en mesure d’avoir de bonnes conditions de vie, d’exercer un travail épanouissant, etc. Et c’est là que vient s’ajouter une deuxième inégalité, de genre cette fois-ci. Des recherches ont été menées sur des personnes ayant grandi et mené une vie active au XXe siècle. Elles ont mis le doigt sur le fait que les femmes ont systématiquement plus de peine que les hommes à rattraper ce «retard» pris au début d’une vie difficile, notamment parce qu’elles ont un accès moins aisé aux études supérieures et au marché de l’emploi. Certes, les femmes vivent en moyenne plus longtemps que les hommes. Par contre, elles sont en moins bonne santé au cours de leur vie. D’où l’importance de lutter contre les inégalités. Cette remarque vaut d’ailleurs aussi bien pour les inégalités de genre que toutes les autres formes d’inégalités présentes dans la société.
Vous rejoignez donc les voix qui appellent à investir dans une société plus inclusive plutôt que dans le système de santé?
Dans un pays aussi solide économiquement que la Suisse, l’un n’empêche pas l’autre! Mais, en effet, tendre vers une société globalement plus inclusive et égalitaire peut fortement contribuer à réduire – à long terme – les problèmes de santé, en particulier de santé mentale.
Davantage de victimes de la covid-19 parmi les «pauvres»
La pandémie de covid-19 illustre tristement les inéquités en matière de santé en fonction du niveau socio-économique. «Certes, nous sommes toutes et tous impacté·e·s, mais il y a une double, voire une triple peine pour les personnes à faible revenu», constate Stéphane Cullati. Comme l’a révélé une étude pilotée par l’ancien directeur de la task force scientifique Matthias Egger et publiée en avril 2021, les habitant·e·s pauvres du notre pays ont davantage de risques de contracter le coronavirus et d’en mourir. «Divers facteurs expliquent cette mortalité accrue», poursuit le sociologue de la médecine. D’une part, le fait que plus leur niveau socio-économique est bas, moins bien les gens se protègent. «Notamment parce que certains d’entre eux ont moins accès à une information de qualité et une moins grande capacité à comprendre et à appliquer cette information.» D’autre part, parce que ces personnes exercent souvent des professions davantage exposées, n’offrant pas la possibilité du télétravail. «Et que, parfois, elles ne peuvent pas se permettre de ne pas aller travailler, ce qui les poussera potentiellement à ne pas se faire tester, afin d’éviter une éventuelle quarantaine.» Sans oublier que les personnes d’un bas niveau socio-économique «souffrent davantage de maladies chroniques, ce qui augmente chez elles le risque de complications – et par ricochet de décès – en cas d’infection au coronavirus».
- Stéphane Cullati est maître d’enseignement et de recherche en santé publique et épidémiologie au Population Health Laboratory (#PopHealthLab) de l’Unifr. Parallèlement, ce sociologue de la médecine est employé par les Hôpitaux Universitaires de Genève.
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