«Interdire la recherche humaine est contraire à la vocation médicale»

«Interdire la recherche humaine est contraire à la vocation médicale»

Peut-on proposer une loi aux conséquences néfastes sur le bien-être de la population et sur son économie et qui, de surcroît, bloquerait tout progrès en médecine? Non, répondent Leo Bühler, responsable du groupe de recherche Surgical Research Unit de l’hôpital cantonal de Fribourg et de la Faculté des sciences et de médecine de l’Unifr, et Curzio Rüegg, professeur de pathologie au Département d’oncologie, microbiologie et immunologie de l’Université de Fribourg. 

L’initiative du 13 février prochain vise à interdire complètement les expériences sur les animaux et les humains. C’est la quatrième fois qu’on vote sur ce thème en Suisse. Quel sentiment général cela vous inspire-t-il?
Leo Bühler:
Ce genre d’initiative, qui dit «On va simplement bloquer toute la recherche», naît d’une réaction trop émotionnelle, trop naïve. On ne peut pas exclure tout progrès en se focalisant sur un aspect émotionnel. Nous devons accepter le débat et les discussions, mais ce genre d’initiative va à contre-courant de toute avancée sociétale. Ailleurs qu’en Suisse, aucun gouvernement – quelle que soit son orientation politique – ne bloquerait les progrès médicaux dont dépendrait la santé de sa population.

Curzio Rüegg: Actuellement, la santé de la population suisse est en grande partie garantie grâce à l’expérimentation animale et humaine. Chaque citoyen·ne a déjà pris au moins une fois un antibiotique et chacun·e de nous connaît un proche diagnostiqué d’un cancer, qui a été traité de manière optimale. Sans ces expérimentations, tout cela n’aurait pas été possible. Tout progrès futur de la santé humaine et animale nécessite encore ces méthodes, même si l’on comprend que leur disparition serait souhaitable.

De fait, son acceptation compromettrait-elle sérieusement le progrès médical, la formation scientifique et la prise en charge des patient·e·s en Suisse?
Leo Bühler: Cette initiative vise à bloquer toute recherche animale et humaine. Si elle est acceptée, tout progrès en médecine humaine et animale serait arrêté. Il y aurait donc un impact majeur sur la prise en charge des patient·e·s, lesquel·le·s chercheraient à se faire traiter à l’étranger pour recevoir des traitements innovants. Des chercheuses et chercheurs de toutes les universités quitteraient la Suisse. Le pays perdrait de manière irrécupérable son patrimoine scientifique, l’un des meilleurs au monde. Le départ de ces corps de métier affaiblirait significativement l’enseignement supérieur.

Curzio Rüegg: Je la qualifierais de «chasse aux sorcières». Elle touche l’individu dans ses besoins et droits fondamentaux à recevoir des soins appropriés. On focalise sur un point, à savoir l’expérience animale et la recherche clinique, alors que le contexte global est beaucoup plus grand, puisqu’on parle de santé et de besoin des patient·e·s. On cherche un bouc émissaire au nom de principes fondamentalistes. L’initiative vise un maillon de cette chaîne. Dans les faits, aucun médicament n’est administré à un humain, s’il n’a pas été testé au préalable en éprouvette ou sur un animal. Si les effets toxiques primaires peuvent être découverts en éprouvette, en revanche les effets secondaires apparaissent seulement lorsqu’une molécule est introduite dans un organisme vivant. Pour cette raison, on préfère tester de nouveaux médicaments d’abord sur un animal, avant de l’administrer à un humain. Bien sûr, comme il existe des différences entre animaux et humains, des effets secondaires graves peuvent encore survenir chez l’humain par la suite, alors que ceux-ci n’étaient pas présents chez l’animal. Raison pour laquelle, la recherche clinique utilise plusieurs phases de tests avec un nombre croissant de patient·e·s recevant une nouvelle molécule.

Qu’en est-il des garanties éthiques pour la protection des personnes prenant part à une étude? La loi fédérale relative à la recherche sur l’être humain (LHR) en vigueur en Suisse est-elle suffisamment forte à ce sujet ?
Leo Bühler: La Suisse s’est dotée d’une loi fédérale réglementant l’expérimentation animale en 2010. Celle sur la recherche clinique a été adoptée 2014. J’ai fait moi-même partie d’une  commission cantonale d’éthique pour la recherche sur l’être humain. Pour chaque protocole, quinze personnes se réunissaient, dont la moitié était composée de médecins et d’infirmières et l’autre moitié de personnes issues de la société civile et de juristes. Chaque document était relu par les quinze, puis présenté par deux rapporteurs·euses. Chaque protocole était discuté entre quinze et soixante minutes selon la complexité du sujet. Rien n’était accepté du premier coup et tout ce qui n’était scientifiquement pas fondé était rejeté. Certains protocoles étaient refusés parce que redondants ou scientifiquement invalides. Des statisticien·ne·s faisaient également entendre leurs voix lorsqu’il y avait trop peu ou trop de patient·e·s testé·e·s. Des pasteur·e·s intervenaient également lorsqu’il y avait des incompréhensions liées au consentement ou à l’information aux patient·e·s. Sur le plan juridique, on évaluait minutieusement la possibilité et la faisabilité de chaque protocole. Bref, on avait affaire à une régulation extrêmement forte et précise, qui disait ce qu’on pouvait faire et de quelle manière. La Suisse était parmi les premiers pays au monde à se doter d’une loi fédérale pour régler ces aspects-là. Si l’on se penche sur les sujets vulnérables – thème hautement délicat – on y regarde non pas à deux, mais à dix fois. A titre d’exemple, la question de la recherche clinique impliquant des immigré·e·s ne parlant pas une langue du pays a été longuement discutée. De fait, la loi suisse est, à mon avis, extrêmement bien faite.

Curzio Rüegg: J’ajouterais que toute cette réglementation a aussi beaucoup aidé les chercheuses et chercheurs clinicien·ne·s et expérimentaux·ales à mieux mener leurs recherches en amont grâce à une palette d’évaluations très larges. Ce fut, à mon sens, une étape majeure dans cette restructuration de la réglementation de la recherche.

Si cette initiative était en vigueur aujourd’hui, la Suisse serait probablement le seul pays au monde dont la législation lui interdirait de vacciner sa population contre la covid-19. Une dangereuse absurdité du système politique?
Leo Bühler:
Le fait que tout·e citoyen·ne puisse s’immiscer dans le débat politique, c’est à la fois une force et un problème de la démocratie suisse. L’expérimentation animale et la recherche humaine sont fondamentalement nécessaires à tout progrès en biologie et en médecine. On ne peut pas s’en passer. La Suisse a même un rôle de pionnière en la matière, car elle était parmi les premiers pays au monde à disposer de lois fédérales régulant ces activités. A l’heure actuelle, nous vivons une pandémie virale qui affecte la santé et le moral du monde entier. Afin de lutter contre cette maladie, la recherche a fait de rapides découvertes permettant de mettre au point des vaccins et des médicaments efficaces. Ces remèdes n’auraient pas pu voir le jour sans une recherche clinique active.

En guise de conclusion, quel message en particulier aimeriez-vous faire passer?
Curzio Rüegg:
A mon sens, le dialogue est nécessaire sur ce sujet très sensible mais, en définitive, on doit voter et décider en tenant compte du fait qu’on parle d’un besoin essentiel de la société depuis la nuit des temps: celui de jouir d’un système de santé performant. Dans cette optique, il me paraît beaucoup plus efficace d’avoir un système structuré et contrôlé, plutôt qu’une interdiction complète de ces expérimentations. Cela créerait une nouvelle vague de problèmes, pour ne citer que le tourisme médical, un risque élevé de recherche incontrôlée ou encore de grandes inégalités à l’intérieur du pays en matière de formation et d’éducation. Dernière chose et non des moindres,  la recherche vétérinaire bénéficie aussi de ces expérimentations, qu’il s’agisse d’animaux de compagnie ou d’animaux d’élevage.

Leo Bühler: J’aimerais évoquer la recherche humaine sur les sujets vulnérables que sont les enfants. Durant mon mandat de membre de la commission d’éthique humaine du Canton de Genève en 2014, j’ai appris que les enfants qui présentent une leucémie – cancer du sang rare, mais hautement létal – sont en principe toujours traités en Suisse au sein d’un hôpital universitaire. Dans la mesure où leur maladie est très agressive et très rare, ces patient·e·s sont toujours inclu·e·s dans un protocole de recherche clinique international. L’objectif étant d’intensifier la coopération en vue d’obtenir rapidement et progressivement de meilleurs traitements. En cas d’acceptation de cette initiative, la prise en charge de ces patient·e·s pédiatriques serait mise en danger.

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  • Le Professeur Leo Bühler a effectué sa formation chirurgicale et de recherche aux Universités de Fribourg, Genève et Harvard Medical School. Il est président de la section de recherche de la Société suisse de chirurgie et rédacteur en chef du journal scientifique Xenotransplantation. Il dirige actuellement un groupe de recherche à l’Université de Fribourg qui utilise des méthodes d’expérimentation animale dans le domaine de la xénotransplantation afin de traiter les patient·e·s avec diabète et insuffisance hépatique.
  • Le Professeur Curzio Rüegg a suivi une formation en médecine, immunologie, biologie cellulaire et moléculaire. De 1993 à 2019, il a travaillé à l’Hôpital universitaire et à l’Université de Lausanne, ainsi qu’à l’Institut suisse de recherche expérimentale sur le cancer. Depuis 2009, il est professeur de pathologie à l’Université de Fribourg. Il a rejoint plusieurs comités scientifiques nationaux et internationaux et a organisé de nombreuses conférences internationales sur le cancer. Ses recherches portent sur le micro-environnement tumoral, les métastases et les biomarqueurs dans le cancer du sein. Il a créé deux start-ups et conçu un test sanguin pour la détection du cancer colorectal.
    Photo: © Aldo Ellena

Author

Journaliste généraliste formée à l’Unifr et résidant à Berne, elle est née à Madagascar et y a passé son adolescence. Passionnée d’écriture, elle travaille actuellement au Service Communication de l’Académie suisse des sciences naturelles et s’est spécialisée en communication scientifique ces dernières années. Curieuse de tout et grande voyageuse dans l’âme, elle est rédactrice indépendante à ses heures.

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