«Nous vivons une évolution de la lecture»

«Nous vivons une évolution de la lecture»

Durant quatre ans, trois didacticiennes du français se sont penchées sur un projet de recherche destiné à valoriser l’enseignement de la littérature numérique et des textes numériques à visée informative. Deux brochures destinées aux enseignant·e·s du secondaire post-obligatoire ont été publiées.

Sylvie Jeanneret (Unifr), Sonya Florey (HEP Vaud) et Violeta Mitrovic (HEP Vaud), toutes trois didacticiennes du français, proposent d’intégrer l’instruction de la littérature numérique dans les classes des degrés post-obligatoires, toutes filières confondues. Mais cet enseignement n’est pas fréquent, les initiatives sont rares et les pistes didactiques quasi inexistantes. Qu’à cela ne tienne! Quatre ans plus tard et en collaboration avec des enseignant·e·s du secondaire post-obligatoire des Cantons de Fribourg et de Vaud, deux brochures destinées à l’enseignement sont éditées. L’une explore les œuvres littéraires numériques, l’autre se penche davantage sur l’information et la sphère médiatique.

Nous en parlons avec Sylvie Jeanneret, membre du projet et maîtresse d’enseignement et de recherche en didactique du français à l’Unifr.

Comment en vient-on à se pencher sur un sujet aussi peu commun qu’est la littérature numérique?
Il faut être passionné, bien sûr, et avoir une vraie sensibilité pour l’enseignement de la littérature. Nous nous sommes beaucoup intéressées à l’entrée du numérique dans les classes, surtout au secondaire II, où les injonctions politiques demandent à ce que les élèves développent des compétences transversales par rapport au numérique. Notre but était de développer des pistes d’enseignement liées à la discipline du français autour de ce sujet passionnant, mais aussi déroutant qu’il peut être.

Déroutant, pourquoi?
Ce qui est déroutant avec la littérature numérique, c’est la dominance des images, du son et de l’interactivité, ce qui lui donne ce côté très multimodal. Il y a également le fait qu’il y a une programmation derrière et qu’elle va jouer un rôle dans le cours du récit, qui se déroulera en fonction des choix que l’on peut faire. Ce n’est pas toujours évident à gérer, même pour des jeunes qui sont des adeptes de jeux vidéo et qui, par conséquent, comprennent bien l’interactivité. Ils peuvent aussi être déconcertés par le fait que ce n’est plus tout à fait un livre, qui va suivre un récit de manière linéaire. On a une entrée dans le récit bien différente de celle sur papier.

Y a-t-il tout de même un lien, une continuité entre la littérature classique et numérique?
Il y a une continuité, oui, bien entendu. Le numérique nous permet de redéfinir la caractérisation de la littérature et ouvre la définition de la littérature classique sur d’autres champs, d’autres objets, d’autres manières de raconter. Le numérique est, en fait, un support qui sert à explorer le littéraire. C’est vrai que cela interroge la place du texte qui n’est plus au centre, mais cela nous permet également de constater les avantages, les points forts et même les désavantages de la littérature classique.

On peut parler d’évolution: la littérature n’est plus un univers esthétique fermé. On explore, on teste; ce n’est pas toujours convainquant, bien sûr, mais c’est une évolution quand même.

Les brochures publiées étaient-elles prévues au début de la réflexion?
Non, pas immédiatement. Le projet de base a toujours été pensé comme une collaboration avec des enseignantes et des enseignants, mais en gardant une couleur intercantonale, c’est-à-dire en variant les filières, les degrés, les écoles et les professeur·e·s, bien sûr. L’important était d’établir une relation de confiance, d’être dans le partage et dans l’ouverture à la discussion. C’est par la suite que nous avons cherché à communiquer les résultats, à mettre les séquences et le bilan des enseignant·e·s, ainsi que le ressenti des élèves à disposition. Les brochures nous ont paru une manière élégante d’assembler la théorie et la pratique.

Pourquoi est-ce que l’enseignement de la littérature et des textes numériques est encore si peu répandu? Est-ce un manque de sources didactiques ou une contre-volonté de la part des enseignant·e·s?
Je pense qu’il y a deux aspects pour lesquels les œuvres numériques ne sont pas plus étudiées. Le premier est que le numérique a toujours été considéré comme un support, un dispositif efficace pour les activités. Le second est que ce type de littérature n’est pas abordé dans les cursus universitaires et n’est, par conséquent, pas connu de la part des enseignant·e·s. Il y a très peu de ressources pédagogiques en ligne. Les recherches et les diffusions se mettent en place gentiment, mais c’est quand même assez récent.

La peur de sortir du cadre, de ne pas maîtriser assez le sujet, peut effectivement donner de l’appréhension aux enseignant·e·s. On a aussi une conception de la lecture un peu figée, mais c’est regrettable car personne ne peut se tromper sur un objet d’exploration.

Quels sont les enjeux et l’importance de l’enseignement du numérique?
Nous devons montrer aux jeunes que la littérature fait quelque chose avec le numérique. C’est un univers où se déploient des œuvres artistiques et c’est à nous d’aller les découvrir et les présenter aux élèves. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir comment former les jeunes à leur profession future et développer leurs compétences de lecture et d’interprétation dans ce contexte de multimodalité. Nous avons tout intérêt à les former pour leur avenir et à les rendre conscient·e·s que la façon de lire sur du numérique implique forcément un changement de rapport avec la lecture. En somme, notre mission est d’apprendre à ces élèves à décoder ce contexte numérique.

Et aux enseignant·e·s?
Dans ce cas-là, on assiste davantage à un mode d’enseignement horizontal plutôt que transmissif. Les élèves découvrent les œuvres en même temps que leur professeur·e et les outils d’analyse ne sont pas tout à fait les mêmes que si l’on travaille sur une œuvre classique sur papier. C’est plutôt déstabilisant, mais aussi très enrichissant pour les un·e·s et les autres. La classe se transforme en un lieu d’exploration et de découverte. Bien sûr, il est nécessaire que l’enseignant·e ait cette faculté d’exploration. Nous nous sommes d’ailleurs rendu compte que cette situation de non-maîtrise a donné lieu dans les différentes expérimentations didactiques à une pluralité de tâches de création dévolues aux élèves. Comme si le fait d’avoir moins d’éléments liés à l’histoire littéraire, par exemple, à transmettre, laissait de la place à d’autres expériences dans la classe.

Pensez-vous que les élèves ont plus de plaisir à lire un texte sous forme numérique que sous forme papier?
C’est fascinant de voir comme les élèves, qui sont pourtant plus sensibles à un certain code esthétique ou à l’interactivité, reconnaissent le potentiel de la littérature numérique, mais arrivent aussi à percevoir les qualités d’un livre papier. L’entrée dans la littérature numérique implique un changement de rapport affectif avec la lecture: elle est plus complexe et moins émotive que l’entrée dans le livre papier. Les jeunes, qui ont l’habitude des jeux vidéo ou du multimodal, entreront beaucoup plus facilement dans les œuvres de littérature numérique, sans pour autant rejeter l’œuvre sous forme papier. Au final, les avis sont très nuancés.

Nous n’allons donc pas perdre notre bon vieux papier?
Nous vivons plutôt une évolution de la lecture. Les compétences de lecture actuelles sont de plus en plus hybrides et les jeunes vivent dans cette culture de l’hybridation. Cela ne signifie pas la perte du papier, mais la faculté de pouvoir lire sur des supports différents. C’est cette compétence-là que l’on cherche à transmettre.

Les résultats sont très enthousiasmants, quelle suite pourrait être envisagée à cet enseignement?
Je pense qu’il faut persévérer, être curieux·euses, être explorateurs·trices de ce qui se fait avec la technologie. L’enjeu du projet était aussi de ne pas laisser tout ce qui se fait avec le numérique exclusivement aux disciplines techniques. La littérature numérique s’apparente au domaine des arts et les projets interdisciplinaires «français/arts visuels» pourraient être très intéressants, parce qu’il y a cette dimension esthétique extrêmement forte. Comme quoi, la littérature n’obéit pas à des définitions figées. Elle est continuellement en construction, elle est, en quelque sorte, dans l’exploration continue

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Author

Exerce d’abord sa plume sur des pages culturelles et pédagogiques, puis revient à l’Unifr où elle avait déjà obtenu son Master en lettres. Rédactrice en chef d’Alma & Georges, elle profite de ses heures de travail pour pratiquer trois de ses marottes: écrire, rencontrer des passionnés et partager leurs histoires.

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