Retrouver une dignité sociale, sans objectif fixé

Retrouver une dignité sociale, sans objectif fixé

«L’utilité de l’inutilité.» Ce thème énigmatique était celui de la semaine de l’éthique, mise sur pied au début juin par Vivianne Châtel, responsable du Master spécialisé éthique, responsabilité et développement du Département de travail social, politiques sociales et développement global. En point d’orgue, une table ronde a réuni les directeurs de trois institutions qui proposent des prises en charge innovantes des personnes en marge de notre société. Des modèles différents, mais qui replacent les bénéficiaires et leurs besoins au centre des préoccupations.

«Pour certaines personnes, les mesures d’insertion par le travail mènent systématiquement à l’échec.» Un constat que font de nombreuses institutions œuvrant auprès de personnes en situation de marginalité. Certaines ont décidé de remettre en question leur approche. Trois d’entre elles étaient présentes à Fribourg, à l’occasion de la semaine de l’éthique du Master spécialisé éthique, responsabilité et développement.

Outre ce constat de base, ces trois institutions ont en commun des démarches mettant de côté les objectifs à atteindre pour se préoccuper d’abord d’insertion sociale et d’accompagnement à la dignité. «Certains ont oublié comment on entre en relation avec d’autres ou comment on se nourrit», a relevé Nour Ahmat Brahim, directeur de l’Association pour le logement des sans-abri (ALSA), à Mulhouse (FR).

Pour approcher ces populations extrêmement précaires, l’ALSA a développé des stratégies. «Avec un camping-car, qui nous sert de bureau mobile, nous nous postons dans les quartiers, explique Nour Ahmat Brahim. Notre objectif n’est pas de les mettre dans des abris d’urgence, mais de les aider à intégrer un de nos logements – en soutenant les démarches pour y avoir droit, notamment la constitution d’un dossier – et à fréquenter nos permanences de jour.»

L’ASLA propose en effet plusieurs mesures dont un restaurant social et des activités telles que le théâtre, des ateliers d’écriture, des sorties dans un jardin communautaire… «La personne peut y rencontrer d’autres gens et développer de nouvelles compétences. Réapprendre les interactions sociales. Dans un premier temps, nous ne parlons pas d’insertion professionnelle. On essaie d’être au plus proche de la personne pour construire quelque chose ensemble et lui faire retrouver la confiance.»

«Un cadre non cadrant»
Initié en 2016, le projet ISA (pour Insertion sociale active) de l’OSEO (Œuvre suisse d’entraide ouvrière) Valais offre lui aussi un «cadre non cadrant» en proposant des activités du domaine artistique. «Nos bénéficiaires viennent vers nous sur base volontaire, relève Guillaume Sonnati, responsable du programme. Nous les ‹remettons› en marche par la réactivation de compétences sociales, comme la collaboration ou la concentration. Le bien-être de la personne est ici central.»

Projet pilote de la ville de Sion et limité à 15 places en 2016, ISA est devenu un mandat de prestation du canton en 2021, avec désormais 42 places. «L’idée que l’insertion sociale ne doit pas se limiter au travail a essaimé ailleurs en Valais», se réjouit Guillaume Sonnati.

Une étude a été menée par la HES-SO Valais pour connaître les incidences d’une telle prise en charge. La plus-value est confirmée non seulement pour le bien-être des bénéficiaires, mais également sur leurs frais médicaux, qui ont drastiquement baissé.

«De moins en moins de personnes en situation de marginalité arrivent à se réinsérer par le travail, note Guillaume Sonnati. Le type de prise en charge proposé par ISA était innovant quand on a commencé. Deviendra-t-il majoritaire? La question est ouverte.»

Garantir le droit à l’autodétermination
Accueillant une population de personnes toxicodépendantes, le Tremplin propose également une prise en charge adaptée au rythme de ses bénéficiaires. «Sans travail, avec une santé chancelante et une estime d’eux-mêmes quasi nulle, ils ont très peu de relations sociales, explique Cédric Fazan, directeur. Comme ils dérangent, ils n’ont plus de place dans l’espace public… Et, comme ils ont intégré ce rejet, ils sont devenus auto-exclusifs.»

Depuis plusieurs années déjà, le Tremplin a décidé de stimuler le changement sans pression et sans délai. «Avec un élément central selon nous: garantir leur droit à l’autodétermination.» L’approche proposée rend les bénéficiaires co-constructeurs des lieux qu’ils occupent.

«On brasse même de la bière avec des personnes en situation d’addiction, ce qui nous a valu pas mal de critiques, mais qui a sa raison d’être», affirme Cédric Fazan. Constatant que ses bénéficiaires consommaient des bières de mauvaise qualité et à un taux d’alcool élevé, dès qu’ils étaient hors de l’institution, le Tremplin a décidé de créer une bière au goût prononcé, mais moins alcoolisée.

«Sa consommation est autorisée dans notre restaurant. Ce qui rend un droit qu’ils n’avaient plus à nos bénéficiaires de boire un verre, en compagnie.» Le brassage de la bière est même devenu un atelier. «Cela change le rapport au produit. Et on constate aussi un regain d’estime de soi chez ces personnes.»

Une «claque» pour les professionnel·le·s
Animateur de cette table ronde, Marc-Henry Soulet, professeur à la Chaire de travail social à l’Unifr, a demandé comment se positionnaient les professionnel·le·s par rapport à ces prises en charge. «C’est une claque, a répondu Cédric Fazan. Par rapport à ce qu’on apprend durant les études, avec des objectifs mesurables et des buts à atteindre. Mais si on remet la personne au centre et qu’on tient compte de ses besoins à elle, le changement est évident.»

Le recrutement de personnel ne semble pas poser plus de problèmes qu’ailleurs. «Les gens connaissent notre démarche et savent à quoi s’attendre, indique Nour Ahmat Brahim. Mais nous devons travailler pour maintenir ce mode d’intervention et garder toujours à l’esprit la question ‹Comment laisser sa place à l’autre?›. Sans quoi on retombe dans nos habitudes.»

Le revers de la médaille n’est-il pas que les bénéficiaires se complaisent dans des mesures comme celles-ci et s’y installent?, a encore interrogé le Professeur Marc-Henry Soulet. «Ça peut arriver, reconnaît Guillaume Sonnati. Et on peut l’accepter si la personne a 62 ou 63 ans. Pour les jeunes, on va leur proposer d’explorer d’autres espaces.»

Quant à savoir comment de tels projets sont perçus par les autorités, notamment lorsqu’il s’agit de trouver des financements, les actrices et acteurs présent·e·s admettent que ce n’est pas forcément facile de convaincre. «Nous devons montrer ce que nous faisons, l’expliquer, argue Cédric Fazan. Et revendiquer le droit de nos bénéficiaires à être dans cette société.»

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Author

Sophie Roulin a d’abord exercé sa plume dans les rubriques régionale et magazine du journal La Gruyère, avant de reprendre sa liberté et de devenir indépendante. Ce choix lui permet d’élargir encore son horizon professionnel et de remettre davantage de sciences dans les thématiques abordées. Avant de se tourner vers le journalisme, elle a étudié les géosciences à l’Université de Fribourg.

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