Enrico Mattea, chercheur au Département des Géosciences de l’Université de Fribourg a modélisé l’évolution du névé du Col Gnifetti dans le massif du Mont Rose, un glacier de plus de 100 mètres d’épaisseur qui permet de retracer le climat des 19 derniers millénaires. Un travail de master récompensé par le Prix de Quervain.
Le névé du Col Gnifetti a beau n’être pas aussi célèbre que les belles langues glaciaires d’Aletsch ou de la Mer de Glace, il n’en possède pas moins des atouts qui le rendent unique aux yeux des glaciologues. Il suffit d’effectuer un carottage au travers de ses strates, dont l’épaisseur cumulée dépasse par endroit les 100 mètres, pour remonter très loin, très très loin dans le temps, jusqu’à 19’000 ans, à une époque où des artistes du Paléolithique supérieur peignaient des aurochs sur les parois de la grotte de Lascaux. Vertigineux!
Cette particularité, le névé du Col Gnifetti la doit à sa localisation à très haute altitude et aux très faibles accumulations de neige, vite emportée par les vents tempétueux. Juché à plus de 4000m, il est ce que les spécialistes nomment un névé froid, par opposition au névé tempéré, autrement dit une accumulation de neige dont la température n’atteint que rarement les 0°c. «L’eau ne s’y écoule jamais, sauf à de rares périodes de grandes chaleurs estivales et uniquement en surface, explique Enrico Mattea, c’est ce qui fait que le glacier du Col Gnifetti est si propice à l’étude de l’histoire du climat. Ses couches, très minces, ne subissent pas de perturbations liées à la percolation d’eau.» De par sa situation en plein cœur de l’Europe, ses glaces constituent également une archive précieuse de l’impact des activités anthropiques, notamment de la pollution qui s’y dépose strate après strate, année après année. Le glacier du Col Gnifetti a donc beaucoup de choses à raconter et, de ce fait, compte parmi les structures glaciaires les plus étudiées des Alpes depuis un demi-siècle.
Etude de glacier in silico
Grâce à la puissance des ordinateurs modernes, Enrico Mattea, qui est titulaire d’un Bachelor en physique de l’Université de Milan, a pu modéliser le glacier en incluant une quantité de paramètres inimaginable par le passé: «Il existait déjà des modèles mathématiques simples, réalisés dans les années 1980 mais, dans mon mémoire de master, j’ai pu représenter chaque couche, même les plus fines, avec les équations les plus avancées de la physique.» C’est ainsi la première fois qu’un modèle d’une aussi grande complexité, développé à l’origine pour étudier les glaciers de l’Arctique, a été appliqué à un glacier froid des Alpes. «J’ai dû faire un important travail d’ajustement des équations du modèle originel, puisque la distribution de la neige et les échanges de chaleur diffèrent sensiblement d’une région à l’autre.»
Un modèle très précis
Pour soumettre son modèle à l’épreuve de la réalité, Enrico Mattea a utilisé les données fournies par l’observatoire météorologique de la cabane Reine Marguerite, refuge le plus élevé des Alpes (4554m), à proximité immédiate du Col Gnifetti. « C’est un point très important car, à de telles altitudes, il s’avère particulièrement difficile d’avoir de bonnes données météorologiques. Or, c’est bien le climat et son évolution qui vont déterminer la température du glacier!». A partir de ces données, couvrant une période allant de 2003 à 2018, le modèle a pu prévoir la température de la glace à différentes profondeurs avec une précision de 1 à 1,5 degré celsius. «On est très satisfait de cette petite marge d’erreur, sourit Enrico Mattea, et elle s’explique aisément: malgré sa complexité, le modèle ne peut pas prendre en compte tous les processus à l’œuvre. La perfection n’existe pas.»
Modèle universel?
Le chercheur de la Faculté des sciences et de médecine de l’Université de Fribourg souhaite maintenant voir si ce modèle s’avère transposable aux autres glaciers alpins, notamment au sommet du Grand Combin, un autre site idéal pour les carottages. «Les glaciers suivent l’évolution du climat. Si les températures s’élèvent, la neige de surface risque de fondre. L’eau ainsi formée, en s’écoulant, va perturber les couches sous-jacentes et rendre difficile les forages. Le modèle doit nous aider à déterminer quand et où ce point de bascule va survenir.» Enrico Mattea envisage d’esquisser différent scénarios climatiques en fonction des mesures de protection du climat qui seront prises… ou pas, afin de voir l’effet sur le glacier jusque vers les années 2100. Que l’on se rassure toutefois, le glacier de Gnifetti n’est pas prêt de disparaître. La majestueuse langue du glacier du Gorner, située en aval, y passera en premier. En revanche, le réchauffement des glaces du Gnifetti risque d’effacer, en les rendant inexploitables, les inestimables archives qu’elles recèlent, rien de moins que les plus anciennes glaces des Alpes. Le chercheur concède volontiers qu’il est difficile de prévoir l’évolution futur du névé, même s’il s’imagine que celui-ci pourrait, dans un premier temps, évoluer de l’état froid vers celui d’un glacier polythermal, autrement dit, avec certaines zones qui resteront froides tandis que d’autres deviendront plus tempérées. «Une chose est certaine, s’empresse-t-il d’ajouter, le temps est compté et il vaut mieux faire ce travail de modélisation maintenant que dans 50 ans.»
- Lire l’étude: Measuring and modelling changes in the firn at Colle Gnifetti, 4400 m a.s.l., Swiss Alps
- Photos: Horst Machguth
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