La phrase est correcte. Et pourtant, il y a comme un petit truc qui cloche. Même s’il maîtrise d’autres langues à des niveaux très élevés, un narrateur·trice a tendance à avoir recours à des moyens linguistiques influencés par sa langue dominante. Des chercheur·se de l’Unifr ont voulu en savoir plus.
Deux amies boivent un café à la terrasse d’un restaurant. L’une d’entre elles rapporte qu’elle vient d’acheter de nouveaux meubles de jardin. L’autre s’exclame en riant: «Moi aussi, je viens d’en acheter!» Elle aurait aussi pu dire «J’ai fait pareil!» ou encore «J’en ai aussi acheté!» Mais au fond, quelle importance, puisque la signification de ces phrases est identique? Eh bien, non, identique, elle ne l’est pas tout à fait. «Dans le premier cas, l’emphase est mise sur la personne (‘moi aussi’), dans les deuxième et troisième cas, sur l’action (‘fait pareil’, ‘ai aussi acheté’)», commente Audrey Bonvin. «Les trois tournures sont correctes mais les deux premières sont plutôt utilisées par des locuteurs latins et la troisième par des locuteurs germanophones.»
Pour renforcer la cohésion de leurs récits, les locuteurs disposent de moyens linguistiques parfois optionnels, par exemple des particules additives (aussi) ou des adverbes temporels (finalement, enfin). Or, des études – menées dans le cadre de ce qu’on appelle la recherche sur la structure informationnelle – ont mis le doigts sur des différences typologiques entre les langues, que ce soit au niveau de la disponibilité de ces moyens linguistiques ou de la fréquence de leur usage. «Cela a un impact sur l’organisation des informations produites par les locuteurs», explique Raphael Berthelé, professeur au Département de plurilinguisme et didactique des langues étrangères de l’Unifr. Quant aux productions des apprenant·e·s d’une langue étrangère, elles peuvent être influencées par les tendances et les outils linguistiques de leur première langue.
Perspective comparative
Raphael Berthelé dirige un projet centré sur la structure informationnelle chez les locuteurs·trices bilingues, dont la partie principale s’est déroulée entre 2017 et 2021. Cette recherche, soutenue par le FNS, a débouché sur deux thèses, écrites par Giulia Berchio et Audrey Bonvin . Les doctorantes se sont penchées respectivement sur le bilinguisme italien-allemand et français-allemand. Dans le cadre de leur étude, les chercheuses ont passé au crible les énoncés produits dans des narratifs oraux récoltés auprès d’environ 250 participants, ainsi que la manière dont ils sont reliés, ce à l’aide du film séquencé «Finite Story» (Dimroth 2006). «Des études sur la structure informationnelle, portant entre autres sur les mêmes langues que notre projet, ont déjà été réalisées à l’étranger», commente Audrey Bonvin. «Notre recherche visait d’une part à observer si nous obtenions des résultats similaires en Suisse auprès de locuteurs quasi-monolingues; d’autre part, nous souhaitions pousser un peu plus loin et intégrer cette notion de bilinguisme.» Raphael Berthelé ajoute que «la Suisse, zone de contact entre variétés linguistiques germaniques et romanes, est un terrain idéal pour ce genre d’expérimentations, puisque même le discours des personnes quasi-monolingues présente des traces d’autres langues». Sans compter le fait qu’en ayant recours à deux paires de langues – français/allemand et italien/allemand -, une perspective comparative est possible. «C’est pourquoi la même méthodologie a été utilisée dans les deux thèses», précise Giulia Berchio.
Des nuances inconscientes
Dans le cadre de l’étude principale, l’équipe réunie autour du professeur Berthelé a constaté qu’en matière de structure informationnelle, les quasi-monolingues de Suisse se comportent de façon similaire à leurs homologues étrangers, à quelques exceptions près, surtout lorsque l’on compare l’allemand et le suisse-allemand. «En ce qui concerne les personnes bilingues, par contre, notre hypothèse de départ n’a pas été intégralement confirmée», rapporte Audrey Bonvin. «Nous pensions que plus leur dominance était forte dans l’une des langues, plus leurs choix discursifs – c’est-à-dire leur recours à des moyens linguistiques spécifiques à cette langue – étaient marqués; or, cela ne semble pas être le cas, du moins en ce qui concerne l’usage de la plupart des moyens linguistiques analysés.»
Les chercheuses ne se sont néanmoins pas arrêtées là. «Nous étions aussi Intéressées à découvrir si les différences subtiles induites dans la narration par ces choix discursifs sont perçues par des locuteurs natifs», relève Giulia Berchio. Prenons l’exemple d’un récit en suisse allemand d’une personne bilingue italien/suisse-allemand: ce récit présente quelques nuances qu’on pourrait rattacher à un style italophone. Mais est-ce qu’une personne suisse alémanique monolingue remarquerait une telle nuance? Pour cela, une étude d’évaluations de plusieurs récits a été développée. Les premiers résultats de cette recherche, qui est toujours en cours, «suggèrent déjà que ces subtiles différences langagières ne sont pas consciemment observées lorsqu’on écoute le récit en direct».
Pistes pratiques
Vu l’intérêt grandissant porté aux styles discursifs dans l’enseignement des langues étrangères à des niveaux plus avancés, ainsi que dans le domaine de la traduction, cette étude, qui explore des différences typologiques et stylistiques, pourrait apporter des pistes pratiques intéressantes. «Le traitement de ces nuances langagières pourrait intéresser les personnes poursuivant un objectif de perfectionnement linguistique dans leur deuxième ou leur troisième langue, ainsi que les traducteurs·trices», relève Giulia Berchio. «En outre, notre approche pourrait être vue, à tous les niveaux d’apprentissage, comme une aide au développement de la sensibilité linguistique tout court», en particulier dans des contextes comme celui de la Suisse, fortement influencés par la cohabitation de plusieurs langues.
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