Peut-on créer un espace culturel romand? A travers l’histoire de la Conférence des déléguées et délégués cantonaux aux affaires culturelles (CDAC) se dessinent les enjeux d’un domaine souvent peu considéré des politiques et de l’administration. Naviguant parfois à vue dans les eaux complexes du fédéralisme, la CDAC a su poser les bases et dessiner les contours d’un nouveau paysage culturel.
«La Suisse n’existe pas», clamait l’artiste helvétique Ben en 1992. Que dire alors de sa culture et, a fortiori, des contours d’une culture romande distincte des autres régions? Anticipant son trentième anniversaire, la Conférence des déléguées et délégués cantonaux aux affaires culturelles (CDAC) a confié au Département d’histoire contemporaine de l’Université de Fribourg la mission de se plonger dans ses archives pour retracer le chemin parcouru. Une rencontre célébrait la fin de ce travail le 11 octobre dernier.
«Ensemble, mais en respectant les spécificités régionales», résume dans son introduction la Conseillère d’Etat Sylvie Bonvin-Sansonnens. Fondée en 1993, la CDAC réunit les chefs des services de la culture des cantons romands, de la partie francophone du Canton de Berne et le Tessin en tant qu’invité, dans le but d’organiser une coordination culturelle à l’échelle de la Suisse romande. Leur travail? C’est «un métier récent qui a évolué ces dernières années avec les politiques culturelles cantonales. A la fois managers, concepteurs, fins tacticiens et traducteurs, ces chef·fe·s de service se trouvent à l’interface tant des besoins des acteurs et actrices culturel·le·s que des priorités des collectivités», explique Philippe Trinchan, chef du Service de la culture de l’Etat de Fribourg.
«Romandisme culturel»
L’histoire de la CDAC s’inscrit dans l’histoire culturelle nationale. Le domaine occupe la Confédération depuis sa création en 1848. «Longtemps étroitement lié aux valeurs de la défense nationale spirituelle, ce n’est que dans les années 1960 – 1970 qu’on assiste à un découplage de cette idéologie nationaliste et des milieux culturels de plus en plus critiques, poussés vers le changement par une nouvelle génération de créateurs·trices et de médiateurs·trices», explique le Professeur en histoire contemporaine Claude Hauser. Dans les années 1960, le mouvement contestataire place la culture au centre de son projet et l’on voit émerger de nouvelles institutions comme la Cinémathèque suisse, menée par Freddy Buache, ou le Festival de Locarno. Ces changements touchent en particulier le paysage romand à la pointe de cette restructuration de la politique culturelle. Claude Hauser n’hésite pas à qualifier les années 1970 d’«âge d’or du romandisme culturel». La politique qui l’accompagne reste cependant celle des petits pas. Comparant cette période avec celle de l’émergence de la Francophonie, le Professeur précise que ce renouvellement est principalement porté par les acteurs·trices et médiateurs·trices culturel·le·s, sans quoi le concept resterait «une simple coquille vide».
Claude Hauser, professeur en histoire contemporaine
Certes, en 1975, la Commission Clottu publiait un rapport dressant un inventaire de l’offre et de la politique culturelle en Suisse. En écho à ces travaux, on assiste, au niveau de l’administration fédérale, à des tentatives de développer des activités culturelles et des structures pour soutenir la culture. Le débat public accueille quant à lui plutôt froidement les tentatives d’accorder plus de moyens aux politiques culturelles. Claude Hauser énumère: «Roland Ruffieux, par exemple, directeur de Pro Helvetia, s’est battu pour qu’on consacre un pourcent des recettes fédérales à la culture en 1986 – l’initiative est rejetée. En 1994, le peuple refuse d’inscrire un article qui donnerait des compétences culturelles à l’Etat dans la Constitution…» Bref, il faut attendre la révision de 1999 pour que la Confédération reçoive enfin la base constitutionnelle pour mener des politiques culturelles. «Dans la pratique cependant, regrette Claude Hauser, on aboutit à des politiques plurielles. Les critiques soulignent très vite le manque de coordination dû au fédéralisme, la multiplication des acteurs et une politique de soutien souvent qualifiée de l’arrosoir.» Si l’ancrage régional est salué, le système reste donc en partie insatisfaisant.
Subtile mécanique
C’est dans ce contexte de démocratisation du domaine qu’émergent les premiers contours encore flous d’un paysage romand de la culture et que la CDAC fait ses premiers pas «entre théorie et pratique, identité et territoire, concrétisation et frustration». Faustine Pochon, étudiante en histoire contemporaine, a consacré son travail de Master aux «mécanismes de cette Conférence qui se débat dans un pays fédéraliste où la culture est rarement synonyme de priorité». Ce niveau intercantonal vient se glisser entre le niveau cantonal et le niveau fédéral. La CDAC n’est d’ailleurs pas seule, puisqu’il existe quatre conférences intercantonales en Suisse qui se rejoignent au sein de la KBK (Konferenz der kantonalen Kulturbeauftragten) ou CDAC-CH (Suisse).
Faustine Pochon, étudiante en histoire contemporaine
La CDAC occupe rapidement un rôle de pont entre les différents acteurs – Office fédéral de la culture, Loterie romande, Conférence intercantonale de l’instruction publique de Suisse romande et du Tessin (CIIP)… – avec deux projets principaux: la construction d’un espace culturel romand et la professionnalisation des arts de la scène. Pas facile cependant de trouver sa place lorsqu’on représente deux minorités: la culture et la Romandie. Dans cette structure naissante, «certain·e·s directeurs·trices doivent pratiquement créer leur poste et se sentent parfois tiraillé·e·s entre politique et culture», explique Faustine Pochon. Et déjà, comme l’évoquait Philippe Trinchan, elles et ils doivent s’insérer dans une «mécanique de précision et d’imprécision, où tout est à construire en prenant en compte des revendications et des réticences».
Si l’obtention des moyens financiers représente toujours le plus grand obstacle, la CDAC doit cependant aussi jouer de diplomatie sur d’autres plans. Un exemple: la Loterie romande et Pro Helvetia se montrent des alliés financiers de taille. Leur présence dans de nombreux projets montre leur apport considérable. S’éveille alors la crainte des cantons et des milieux culturels de perdre leurs subventions au profit d’autres cantons ou d’autres disciplines artistiques.
La crise covid en révélateur
Peu à peu, la CDAC assoit son rôle en politique culturelle. Sa réaction face à la pandémie démontre sa volonté d’action. En 2020, elle augmente drastiquement le nombre de ses séances, passant de cinq réunions par année à une hebdomadaire. L’urgence fait sauter quelques barrières au niveau politique. La gestion mise en place «prouve l’importance d’une politique intercantonale qui sache tirer profit du fédéralisme tout en contrecarrant les obstacles qu’il suscite», relève Faustine Pochon. La période se révèle étonnamment productive pour l’avancée de la professionnalisation des arts de la scène. Visibiliser des problèmes force les autorités à se confronter aux difficultés du métier culturel et à trouver des solutions. Après avoir répondu financièrement aux difficultés de l’arrêt des activités culturelles, la CDAC et ses partenaires réfléchissent aux lendemains de la crise en amenant sur la table des projets de transformation et des sujets comme le portage salarial, l’insertion professionnelle ou encore la création de l’Observatoire romand de la culture. «Reste à espérer que la mémoire ne soit pas courte et que les arts de la scène en ressortiront plus forts».
L’étudiante souligne encore: «La lutte pour la légitimité renforce la CDAC qui, de toutes les conférences, semble être la plus dynamique. L’aspect social y est très important, ce qui lui donne l’image d’une Conférence solidaire». Il ne s’agit cependant pas d’un syndicat. Les services culturels ne peuvent pas créer la réalité artistique. Il est donc important que les milieux culturels se fédèrent pour ne pas tomber dans une approche trop top down.
Alors existe-t-il une identité culturelle romande? Bien que les cantons soient soudés, Faustine Pochon constate que la «cantonalité» reste très importante «avec une volonté de garder ses spécificités parfois plus forte que celle de faire rayonner une sorte de «super-culture romande». Donc, bien plus que d’une identité, on peut parler d’un espace culturel romand dans lequel évoluent les projets intercantonaux.
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