Samsung, Hyundai ou LG group. Fers de lance de la croissance du pays asiatique aux mains de puissantes familles, ces groupes sont perçus de manière ambivalente par la population coréenne, observe le chercheur en finance fribourgeois Romain Ducret, lauréat du prix Vigener remis lors du Dies academicus 2023 à Fribourg.
Une crevette parmi des baleines. Voilà comment les Sud-Coréen·nes décrivent la position géographique et économique de leur pays. Entre deux géants: la Chine et le Japon. Dans les années 1950, au sortir de la guerre de Corée et après des décennies d’occupation japonaise, la «crevette» a mauvaise mine. Totalement détruit, le pays connaîtra pourtant une croissance impressionnante durant la deuxième moitié du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui. Si le pays de la K-Pop et de Squid game exporte sa culture et soigne son soft power, il s’est surtout imposé comme puissance économique.
«Publicités, enseignes lumineuses, bâtiments. Dans les rues de Séoul, les signes de ce bond économique sont omniprésents», observe le Fribourgeois Romain Ducret. Chercheur au sein de la Chaire de finance et gouvernance d’entreprise de l’Université de Fribourg, il a travaillé sur ce qu’on appelle le «miracle» coréen.
Le cas parlant du Covid-19
Sa thèse de doctorat, intitulée The Korean market and business groups: Three essays on the pricing, valuation and policies of Korean listed firms lui a valu le prix Vigener, remis lors du Dies Academicus 2023 à Fribourg. Au cœur de ses recherches: les chaebols. Un mot formé par les racines chinoises chae (finance) et bol (groupe de personnes) pour décrire ces structures autant essentielles que clivantes dans le pays. Groupe le plus important, Samsung représente aujourd’hui à lui seul environ 20 % du PIB sud-coréen. «La question des chaebols divise en Corée», fait remarquer Romain Ducret. Dans l’opinion publique, leur puissance économique suscite tour à tour la méfiance et la confiance; problème pour les uns, solution pour les autres. Cette ambivalence, le chercheur l’a perçue sur les marchés boursiers lors de la pandémie. Avec l’effondrement du marché au début de la crise, les investisseurs sont soudain devenus frileux avec les chaebols. «Certains investisseurs se souvenaient de la crise asiatique de 1997 et craignaient que des groupes ne connaissent des faillites en série», explique le chercheur. En revanche, une fois l’orage passé, au moment de la reprise, le fait d’être associé aux chaebols et à leur puissance économique était au contraire considéré comme un avantage. Ces groupes aux activités très diversifiés (Samsung compte 63 firmes affiliées en 2023) offrent en effet une stabilité, permettant d’allouer et d’optimiser les ressources en leur sein. «La majorité des chaebols est restée aux mains des familles fondatrices. Elles exercent leur contrôle via des structures particulièrement complexes comme des participations croisées. Ce qui veut dire qu’au sein du groupe, une entreprise A détient des parts de l’entreprise B. Ces pratiques posent des problèmes de gouvernance», décrit Romain Ducret.
Liens étroits et opaques avec les politiques
Le développement des chaebols remonte aux années 1960. A cette période, le général Park Chung-hee, à la tête du pays, s’entoure d’entrepreneurs et leur donne mission de relancer l’économie en échange de certains avantages. Profitant de plans de relances économiques, nombre d’entreprises commencent à investir dans l’industrie lourde et chimique dès les années 1970. Ce qui explique qu’aujourd’hui encore, la Corée reste l’un des acteurs importants du marché, comme la construction navale. Dès le départ, chaebols et politiques cultivent donc des liens étroits, mais aussi opaques. Leur domination dans le paysage économique coréen commence à déranger. «Dans les années 1980, les autorités deviennent plus strictes, les chaebols étant accusés d’empêcher toute forme de concurrence», relève le chercheur. Ces mesures n’empêchent toutefois pas les scandales d’éclater. Et ce jusqu’à récemment, comme en 2017, avec la destitution sur fond de scandales de corruption de la présidente du pays, Park Geun-hye, fille du général Park. La défiance d’une partie de la population à l’encontre des chaebols s’est accrue avec la crise asiatique de 1997. Débutant en Asie du Sud-Est, la crise s’est propagée dans les pays environnants. En Corée du Sud, cela reste un traumatisme encore bien présent dans l’identité des Coréen·nes; un moment charnière aussi dans le lien que la population entretient avec les chaebols. «Avant la crise, ceux-ci se finançaient au moyen de la dette et profitaient de crédits à moindre coût, ils ont été accusés d’avoir propagé la crise dans le pays», souligne Romain Ducret.
Critiqués mais vitaux pour le pays
Au-delà du dégât d’image et de la baisse de popularité, la crise elle-même secoue les chaebols. «Des groupes ont résisté et se sont renforcés. C’est le cas pour Samsung, LG et SK. D’autres en revanche ont disparu», continue le chercheur. Il s’agissait pour certains de groupes important, à l’exemple de Daewoo, actif tant dans la construction navale, les voitures, l’électronique ou le bâtiment. Endetté, le groupe se verra dissous par le gouvernement en 1999, d’autres groupes rachetant certaines de ses entreprises, à l’image de l’américain General Motors qui reprendra la filiale automobile. Si les chaebols restent clivants au sein de la société, ils n’en demeurent pas moins une force économique de premier plan. Des groupes comme Samsung restent vitaux pour le pays. Certains, comme LG, sont devenus des holdings pour gagner en transparence. Leur avenir suit également les contours de la politique internationale. «Les tensions entre la Chine et les Etats-Unis ont projeté la Corée du Sud sur le devant de la scène économique», analyse le chercheur. Avec sa production de circuits intégrés et de batteries, la Corée permet de soulager les Occidentaux de leur dépendance à l’égard de la Chine.
Ces dernières années, les joint-ventures se sont multipliés entre les Etats-Unis et le Pays du matin calme, lequel muscle sa présence dans le domaine de l’armement, devenant l’un des dix plus grands exportateurs. Pour autant, il serait exagéré de faire de la Corée du Sud un pays pro-occidental. «Celle-ci privilégie une certaine neutralité économique», nuance le chercheur, impressionné par la forte conscience identitaire de la population. «Il existe une tension entre l’aspiration au modèle occidental et un attachement aux valeurs confucéennes et à la culture traditionnelle. Mais ce qui domine, c’est la fierté d’être Coréen·ne.»
- Romain Ducret
- Photos: Romain Ducret
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