Les images ne sont pas toujours seulement vouées à être vues. Depuis l’Antiquité, certaines sont produites pour être incorporées, mangées ou même bues. Professeur d’histoire de l’art à l’Université de Fribourg, Jérémie Koering s’est penché sur ce phénomène dans Les Iconophages, un ouvrage récemment récompensé par le Prix Daix.
Gratter une statue pour en faire une potion, lécher une image, croquer un biscuit à l’effigie d’un saint… Ces gestes semblent aussi vieux que le monde. Dans son livre Les Iconophages, Jérémie Koering, professeur d’histoire de l’art des temps modernes à l’Université de Fribourg, les fait remonter au moins à la haute Antiquité.
Qu’est-ce qui vous a amené à étudier ces phénomènes d’ingestion de représentations humaines ou divines?
Mon intérêt est né d’une certaine façon de comprendre la pratique artistique. L’idée de départ prend source dans une métaphore: pour évoquer le rapport qu’elles et ils entretiennent avec leurs prédécesseur·e·s, les artistes disent qu’elles et ils se «nourrissent» de leur art. En étudiant cette démarche, j’ai rencontré des cas d’iconophagie réelle qui m’ont mené à élargir le champ de mes recherches.
Ce phénomène est-il lié à des périodes particulières de l’histoire?
La Renaissance a été ma porte d’entrée, puisqu’il s’agit de ma période de prédilection. J’ai ensuite élargi mes travaux au Moyen Age, parce que les rares études évoquant le sujet concernaient cette époque. Puis, j’ai découvert les travaux de ma collègue Véronique Dasen, professeure d’archéologie, sur la production d’images magiques dans la société égyptienne qui permettait une forme de magie médicale. Le phénomène se retrouve de façon plus ou moins prononcée à toutes les époques, y compris de nos jours.
Votre ouvrage fait souvent référence à la religion, mais l’iconophagie y est-elle forcément reliée?
Deux grandes motivations de départ mènent à l’ingestion d’images. Soit on mange des images produites dans le cadre de pratiques religieuses. Leur ingestion permet alors de se soigner ou de se protéger en s’appropriant le pouvoir divin comme si la représentation imagée le contenait. Soit on mange des images mises en partage au sein d’une communauté, par exemple, un gâteau à l’effigie des mariés ou une gaufre estampée à la naissance d’un enfant. En prenant en soi ces images, on prend en soi le lien qui unit la communauté. Cela peut se jouer à l’échelle d’une famille, d’une ville ou d’une région plus étendue.
Au fil de l’histoire, on retrouve ces deux types de pratique, avec parfois des transitions de l’un à l’autre. L’eucharistie en fait partie. C’est une pratique religieuse, mais elle a pour objectif de rassembler la communauté.
Est-il question de cannibalisme parfois?
La question est présente pour différentes raisons. Dans le cadre des pratiques religieuses chrétiennes, l’hostie a été assimilée à une forme de cannibalisme, voire de théophagie durant la Réforme. Des querelles violentes et des pamphlets enflammés ont vu le jour en raison d’une lecture littérale des paroles du prêtre durant l’eucharistie. Ces critiques sont à mettre en lien avec les découvertes de l’époque, en Amérique latine, où des modes de vie très différents apparaissent et sont décriés par la plupart des européen·ne·s.
L’ingestion d’images a-t-elle été prohibée à certaines époques ou par certaines sociétés?
Des résistances sont nées, notamment au moment où nos sociétés européennes ont basculé du polythéisme au christianisme. Certaines pratiques magiques sont critiquées, mais ne vont jamais totalement disparaître. Elles sont même parfois réhabilitées ou détournées par la religion. L’usage des reliques en est un exemple. Tout au long de l’histoire chrétienne, on trouve des personnes qui se dressent contre ces pratiques et d’autres qui en prennent la défense. Au XVIIIe siècle, par exemple, on voit apparaître des critiques visuelles de ces pratiques, dont la gravure de William Hogarth utilisée pour illustrer cet interview. L’artiste anglais y met en scène une orgie où les bigot·e·s chrétien·ne·s dévorent des statuettes du Christ, soulignant leur crédulité aveugle.
Les pratiques n’ont pas disparu pour autant…
Non, et elles existent un peu partout. En Afrique, on connaît des pratiques d’ingestion de photographies pour se protéger. A Einsiedeln, on fait encore usage de petites statuettes à l’effigie de la vierge noire que l’on gratte pour récupérer une matière réputée protectrice. Sans parler de toutes les figures qui apparaissent dans la forme des biscuits, des gâteaux ou encore des images de saint Nicolas sur les pains d’épices.
Vos recherches ont-elles été rendues difficiles par le fait que les «preuves», si on ose dire, ont été ingérées?
Mes travaux s’appuient sur de nombreux textes ainsi que sur des figurations qui apparaissent au fil de l’histoire. Dans les collections et dans les musées, on trouve aussi de nombreux objets utilisés pour produire les images, tels que les moules, les fers à gaufres et à hosties ou encore les plaques permettant l’impression des images. Des témoignages écrits apparaissent également dans des traités, dans des récits de mariage ou d’autres célébrations. Cela n’a pas été simple à rassembler, mais à force de travail je crois y être parvenu.
Votre ouvrage Les Iconophages est-il l’aboutissement de vos recherches? Ou vos travaux se poursuivent-ils?
Ce livre est un aboutissement, mais les recherches ne s’arrêtent pas pour autant. Il paraîtra prochainement en anglais. Je m’y suis donc replongé et des échanges ont lieu avec l’Université de New York. De mon côté, je réfléchis à l’histoire de l’épouse éplorée de Mausole, Artémise. Non seulement elle lui fit construire un tombeau monumental, mais elle a également bu ses cendres, comme pour rendre éternelle la présence de son mari en elle. Des collègues travaillent aussi sur l’usage des reliques et des monuments, dont on gratte la surface pour en extraire une poudre afin de la boire et de prendre en soi la sacralité de la personne ou du lieu en question.
Que vous apporte le Prix Daix au-delà de la prime dont il est doté?
Une telle récompense est d’abord une reconnaissance pour les travaux menés, qui plus est par des contemporanéistes puisque la Pinault Collection s’inscrit plutôt dans cette époque-là. Mais, surtout, ce genre de prix permet de toucher un lectorat plus large par la visibilité qu’il donne à l’ouvrage. Je ne peux que m’en réjouir.
Une analyse saluée par le Prix Daix
Le travail de l’historien d’art et professeur Jérémie Koering a été récompensé à la fin 2022 par le Prix Pierre Daix. Les membres du jury ont relevé la qualité de la recherche, de l’écriture et le choix d’un sujet hors des sentiers battus. «Puisant à l’Antiquité et allant jusqu’à informer la création moderne et contemporaine comme un modèle de ce que peut être une nouvelle histoire de l’art. Cette analyse érudite et inédite a retenu l’attention par sa capacité à actualiser, à renouveler, à décloisonner la discipline», communiquent-ils.
Le Prix Pierre Daix est décerné chaque fin d’année depuis 2015. Créé par l’homme d’affaires et collectionneur François Pinault en mémoire de son ami, l’historien Pierre Daix, disparu en 2014, il distingue un ouvrage d’histoire de l’art moderne ou contemporain. Par cette récompense, dotée de 10’000 euros, la Pinault Collection soutient la recherche.
- Image de Une: William Hogarth, Enthusiasm delineated, 1760-1762, eau-forte, 41.8 x 32.7cm, Londres, British Museum (détail).
Dans cette gravure, Hogarth stigmatise les bigots en les représentant sous la forme de mangeurs d’image. Dévorant des statuettes à l’effigie du Christ, ils révèlent leur crédulité aveugle et apparaissent ainsi ainsi semblables à des animaux dépourvus de raison. - Page de Jérémie Koering
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