Par essence, les thèses de doctorat ne sont pas vouées à devenir des best-sellers. Pour publier le fruit de son travail aux éditions AlphiL, Audrey Bonvin, aujourd’hui postdoctorante FNS au Département d’histoire contemporaine de l’Université de Fribourg, a dû se livrer à un méticuleux travail de réécriture. Elle en présentera le résultat, un livre intitulé L’Utopie conservatrice du«Réarmement moral», ce jeudi 5 décembre à la libraire L’Art d’Aimer à Fribourg.
«Tout·e chercheur·euse est un·e détective en herbe». En effet, dans le projet de recherche FNS à la base de ce livre, il faut admettre que tous les ingrédients nécessaires à ceux d’une enquête policière étaient présents dès le début. Un palace grandiose surplombant la Riviera vaudoise en guise de décor; un corps à disséquer, celui d’un mouvement politico-religieux international nimbé d’une aura de mystère. En guise de preuves à récolter, de riches fonds d’archives de nature diverses à croiser, provenant de 25 institutions, éparpillées entre la Suisse, le Royaume-Uni, les Etats-Unis. Il s’agissait d’identifier et d’expliquer le profil comme les mobiles des protagonistes principaux, qu’il s’agisse de sympathisant·e·s occasionnel·le·s issu·e·s de milieux d’élites provenant du monde entier ayant fréquenté le palace entre les années 1960 et 2000, mais aussi de prêter une oreille attentive à 26 témoins, les bénévoles ayant consacré leur vie au mouvement, prêt·e·s à partager leur propre version de «l’affaire».
Si le «rapport final» de cette affaire prend cette forme, c’est aussi grâce aux «petites cellules grises» d’autres personnages: nombre de collègues issu·e·s de diverses disciplines qui ont commenté au fil des années mes chapitres se faisant rapports intermédiaires. Que l’on ne s’y trompe cependant pas: le corps en question, celui du Réarmement moral, est loin d’être moribond, puisqu’il fêtera ses 80 ans d’existence en 2026 à Caux: le mouvement a simplement adopté un autre nom en 2001, celui d’«Initiatives et Changement».
Dans votre ouvrage, vous mettez en lumière un mouvement peu connu du grand public. De quoi s’agit-il?
Le livre retrace l’histoire d’un mouvement conservateur international implanté en Suisse depuis 1946 appelé «Réarmement moral». Il répond aux questions suivantes: Qui formait la nébuleuse de ce cercle porté par un réseau de bénévoles consacrant leur vie à «changer le monde»? En quoi consistait le contenu et les formes de sa pensée conservatrice? Comment qualifier ce qui ne fut ni un nouveau mouvement religieux, ni une organisation politique? Quelles furent ses activités et comment expliquer sa pérennisation? La période au cœur du travail est marquée par les deux bornes suivantes: 1961, année de décès de son fondateur, un pasteur américain, et 2001, année de l’adoption de son nouveau nom, «Initiatives et Changement» sous l’égide de celui qui était alors l’ex-président du CICR Cornelio Sommaruga (2001). Le prologue remonte tout de même au début du XXe siècle pour comprendre les racines de ce mouvement et comment il arrive en Suisse depuis les campus d’Oxford et de Cambridge…
A qui s’adresse ce livre, avatar de votre thèse?
Qui n’a jamais levé les yeux et admiré la façade de ce palace en passant la région de Montreux? Le livre se destine donc tout d’abord aux esprits curieux intéressés de savoir ce qui s’est tramé dans ces tourelles depuis 1946. J’ajouterais que, jusqu’ici, l’histoire du mouvement a été principalement écrite par des «insiders», ce qui a contribué à véhiculer une mémoire mythifiée. Or, toutes langues confondues, il s’agit de la première publication sur ce mouvement émanant d’une historienne sur cette période des années 1960 à 2000, avec du matériel jamais exploité (les archives viennent de s’ouvrir) et prenant en compte la parole des bénévoles. Mon approche s’appuie sur une histoire croisée et mobilise l’interdisciplinarité. Ainsi d’une part, historien·ne·s de la guerre froide, politologues, sociologues des religions mais aussi philosophes y trouveront, je l’espère, un fil sur lequel tirer pour leurs propres recherches. D’autre part, des épisodes variés retiendront l’attention du lectorat selon le thème de prédilection: un apport théorique sur la pensée conservatrice et l’utopie, mais aussi la scène musicale d’une jeunesse occupée à contrer la contre-culture des années 1960; l’analyse de discours de femmes antiféministes, ou l’ex-URSS.
Appréhender ce mouvement comme une étude de cas m’a permis de proposer cette idée d’«utopie conservatrice» comme outil d’analyse des milieux de centre droit. Il faut savoir que dans le champ des études sur les courants conservateurs, la majorité des travaux portent sur l’extrême droite, mais encore peu d’attention est portée sur les milieux centristes se prétendant n’être «ni de gauche ni de droite», cette fameuse Troisième Voie; et encore moins à l’analyse de leur discours. A ce titre, le Réarmement moral consiste en une étude de cas fascinante pour analyser à la fois les paradoxes de ce positionnement, qui se montre intenable sur la longueur, et les moyens mis en œuvre qui s’avèrent faramineux.
Et à l’heure où l’on assiste à un retour en force de l’extrême droite ainsi que la banalisation de son vocabulaire dans la sphère publique, décrypter les effets de celles et ceux qui refuseraient de se voir attribuer l’étiquette de politique, tout en œuvrant dans les faits pour la catégorie des dominant·e·s, est crucial.
Finalement, le livre revient sur le rôle de la Suisse en période de guerre froide, qui s’est fait ainsi depuis 1946 le quartier général d’un mouvement d’ampleur mondiale. Ce dernier, bien que se métamorphosant au fil des décennies, se trouve être un cercle dont le noyau décisionnel est composé d’hommes blancs anglo-saxons protestants issus de classes sociales privilégiées, dont le but est de faire adopter au monde entier leur références et leurs valeurs, et qui ont bénéficié d’appui considérable…
Après avoir travaillé plusieurs années sur une thèse: quel est votre sentiment quand vous tenez ce livre entre vos mains?
Le retravail d’un manuscrit de thèse en un ouvrage accessible pour le grand public implique d’alléger et de retravailler le manuscrit initial, en publiant sous forme d’articles ce qui est délaissé, en sélectionnant seulement quelques illustrations, en ajoutant des parties de contextes, en approfondissant des passages théoriques, en intégrant de nouveaux documents ou en pensant particulièrement la communication – ici avec l’exemple du soin accordé à la couverture, qui a été réalisée par la graphiste de mon choix, Vanessa Cojocaru. Même si c’est tout un processus de deuil, je suis heureuse de pouvoir tenir un produit physique dans mes mains qui a été repensé par rapport à la première version et d’avoir eu l’occasion de travailler avec un éditeur si efficace et rapide qu’AlphiL. Le livre est plus léger que la thèse… mais plus lourd que les numéros rassemblant mes articles. Le fait que l’ouvrage soit mis en open access sur le site de l’éditeur grâce au FNS en plus du format physique est enfin une importante plus-value pour la diffusion des résultats.
Votre éditeur a organisé plusieurs dates de vernissage, dont celle du 5 décembre à Fribourg. Comment vous préparez-vous à ce contact avec le grand public?
En fait, le vernissage du 5 décembre est une initiative commune émanant de la postdoctorante Aurore Müller et moi-même, avons travaillé sur les enfants placés dans le cadre d’une thèse soutenue à l’Université de Fribourg et dont la publication paraît en même temps.
Notre démarche est caractérisée par la volonté commune de restituer au grand public les résultats de manière accessible, de sortir de la sphère académique pour inviter dans un cadre convivial un public curieux d’en apprendre davantage sur une histoire croisée qui dévoile des pans contrastés de l’histoire suisse récente. Nous avons choisi cette librairie L’Art d’Aimer, nouvellement installée à la rue des Epouses 5, en raison de sa sélection pointue et spécialisée dans la question des luttes sociales et des études genre qui font écho à nos travaux. La présentation des ouvrages comportera donc plutôt des anecdotes personnelles autour de la production de ces monographies, suivie d’une discussion où nous encourageons le public issu de divers horizons professionnels à échanger. C’est de plus l’occasion d’illustrer concrètement la vision de la recherche que nous défendons: celle qui valorise le travail d’équipe, tant au niveau académique qu’avec les institutions de médiation pour transmettre ce savoir dans la Cité.
La thèse de doctorat a pour cible un public de spécialistes mais les résultats d’une recherche scientifique ont vocation à être diffusés, sans quoi la recherche perd sa raison d’être. Sans les subsides institutionnels, une recherche de cette ampleur n’aurait pas pu être réalisée, ni le livre voir le jour mais sans le rôle crucial des maisons d’éditions, des médias, des librairies spécialisées et l’intérêt du lectorat, pas de diffusion de cette connaissance à large échelle. Nous avons donc prévu de visibiliser ces deux ouvrages dans différents cadres et sous différents format l’année à venir.
Après cela, votre texte vivra sa propre vie en quelque sorte. Et vous quels sont vos projets?
Le fil rouge de mes recherches reste la socio-histoire des mouvements conservateurs contemporains, avec une focale sur les organisations internationales chrétiennes dont j’approfondis les différentes facettes puisque, depuis 2023, je suis postdoctorante FNS dans le cadre du projet L’antiféminisme en Suisse, 1971-2001: discours, pratiques et circulations transnationales dirigé par la PD Dr Pauline Milani, dans le cadre duquel je me focalise sur l’essor des réseaux antiavortements en Suisse. Outre les articles ou colloques prévus, j’ai eu la chance d’échanger cette année par exemple avec des spécialistes de l’UQUAM et du Centre d’histoire de Science Po Paris.
De plus, la santé publique constitue mon second pôle de recherches, avec une charge de cours sur les addictions à l’Ecole de médecine (Université de Lausanne) et une affiliation à l’Institut des Humanités en médecine du CHUV. Or, ces thèmes sont plus que jamais d’actualité – qu’il s’agisse des récents débats sur les droits reproductifs, le succès des droites ou celui des campagnes contre l’abus d’alcool de type «Dry January». Il est certain qu’il reste beaucoup à faire – et à publier – sur ces thèmes passionnants.
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