Porté par l’Université de Fribourg, le projet Holy Networks s’attelle à l’étude d’un corpus de 400 lieux saints en Palestine. Son but: faire dialoguer les traditions historiographiques et proposer un nouveau cadre interprétatif du sacré dans la région.
Bien qu’aujourd’hui traversée par les violences et les conflits, la Terre sainte n’en demeure pas moins le terreau d’une dévotion multiséculaire pour les fidèles des trois religions abrahamiques. Derrière les lignes de fractures: un réseau de lieux saints, objets de vénération parfois partagés entre juifs, musulmans et chrétiens. L’étude de ces loca sancta sont au cœur du projet de recherche Holy Networks, démarré en avril 2024 par l’Université de Fribourg, et qui réunira une dizaine de chercheurs et chercheuses et issu·e·s de différents horizons de recherche, culturels et temporels.
«Notre objectif, par l’étude d’un corpus de 400 lieux saints, consiste à faire dialoguer les différentes traditions historiographiques afin de proposer un cadre interprétatif renouvelé de la Terre sainte», résume Michele Bacci, professeur ordinaire d’histoire de l’art médiéval à l’Université de Fribourg. Coordinateur de cette recherche prévue sur cinq ans et financée par le Fonds national suisse (SNSF Advanced Grants), il relève le pont symbolique que permet ce projet, dans une région où les communautés sont aujourd’hui divisées.
Approche transversale
«Notre recherche s’intéresse notamment à la manière dont ces différentes cultures ont cohabité par le passé, dans une région investie de longue date sur les plans spirituel, culturel, mais aussi politique» Pour mener ses recherches, effectuées essentiellement depuis Fribourg, Michele Bacci et son équipe pourront compter sur les riches fonds d’institutions comme le Studium Biblicum Franciscanum ou l’Ecole biblique archéologique française à Jérusalem. Dans une Terre sainte déjà passablement labourée par les projets de recherches, Holy Networks se démarque par sa transversalité et sa volonté de mettre en lien des données nombreuses, mais qui demeurent souvent fragmentaires. Car c’est un paradoxe: les fouilles et descriptions réalisées au fil des siècles ont généré une importante masse de données, mais ces dernières se retrouvent aujourd’hui éparpillées entre différentes aires culturelles (juive, musulmane, chrétienne latine, grecque, arménienne, etc.).
Sept siècles sous la loupe
«Une telle recherche est facilitée par Internet, grâce à la consultation de manuscrits et livres rares en ligne», précise Michele Bacci. Si l’accès aux ressources est aisé, deux bornes temporelles baliseront le travail des chercheur·euses. «Nous nous pencherons sur la période islamique post-croisée, soit une durée de sept siècles qui va de la reconquête de Jérusalem par Salah ad-Din en 1187, à l’établissement du soi-disant statu quo par le sultan ottoman Abdülmecid en 1852», explique Michele Bacci. Ce qui rend cette période intéressante, c’est que les non-musulmans avaient alors l’interdiction d’ériger de l’architecture nouvelle et de restaurer ce qui existe. Michele Bacci s’intéresse particulièrement à la domination mamelouke, du milieu du XIIIe au début du XVIe siècle. «A ce moment, les lieux saints se multiplient, mais s’émancipent de l’architecture. Si dans les faits, il était interdit aux chrétiens et aux juifs de monumentaliser, ceux-ci pouvaient maintenir l’existant», fait remarquer le chercheur. On se met ainsi à vénérer une pierre sur laquelle la Vierge Marie se serait reposée lors de la Passion ou un arbre à l’ombre duquel la Sainte Famille se serait arrêtée. Autant de «portions de paysage», qui matérialisent le souvenir d’un épisode sacré.
Saintes au carrefour des traditions
Des sites, comme le tombeau de Rachel sur la route de Bethléem, sont vénérées par les trois religions abrahamiques. Il arrive que les différentes traditions réinvestissent ces lieux à leur manière. Michele Bacci cite l’exemple, sur le Mont des Oliviers, d’un tombeau attribué à trois femmes différentes. «Les juifs y vénèrent la prophétesse Hulda, mentionnée dans l’Ancien Testament au temps du roi Josué, là où les musulmans célèbrent Rabi’a al-Adawiya, figure soufie du VIIe siècle. Les chrétiens y prient quant à eux sainte Pélagie d’Antioche, prostituée, actrice et danseuse convertie au christianisme.»
Contrairement à la pratique en Occident, où l’on vénère habituellement des statues, des images ou des objets, la dévotion en Terre sainte se démarque par le fait que l’attention est dirigée vers des «morceaux» de sol ou de paysage: un trou dans un pavement, un rocher ou un arbre. «Comment ces lieux se distinguent-ils de ce qui les entoure ? C’est cette perspective anthropologique qui nous intéresse», relève Michele Bacci. Les chercheur·euses s’arrêteront sur les dispositifs d’encadrement qui indiquaient qu’il s’agissait d’un lieu saint.
Comment se vivait l’expérience du sacré?
Outre cette approche «en creux», par laquelle un lieu saint se donne à voir par ce qui l’entoure, une attention sera mise sur les stratégies déployées pour définir la nature sacrée de ces endroits (narrative, spatiale, performative, rituelle). Par exemple, concernant les dévotions, des prières étaient-elles lues de manière collective? «Il existe une quantité infinie de textes qui n’ont jamais été recueillis de manière systématique», souligne l’universitaire.
Ces morceaux de territoire sacralisés ne sont pas isolés les uns des autres. Des routes et des chemins qui relient les principaux sites émerge une topographie sacrée dynamique. «Dans l’expérience de ces lieux, il y a aussi, pour le pèlerin, le mouvement qui les relie», rappelle Michele Bacci. Dans certains cas, il s’agit d’une pratique mémorielle, à l’image du tracé Bethléem-Jérusalem qui permet de «revivre» le parcours de Marie, Joseph et l’Enfant Jésus.
Le mouvement, objet de dévotion
«Par la fatigue, l’effort, le mouvement devient lui-même un objet de dévotion», considère encore le chercheur. Le projet Holy Networks entend d’ailleurs reconstituer cette dimension du corps en déplacement, que ce soit à pied ou à cheval, par une simulation digitale qui permettra de se rendre compte de cette temporalité. «C’est un travail qui n’a jamais été fait!», insiste Michele Bacci. Une reconstitution d’autant plus précieuse que la localisation des loca sancta s’est compliquée par endroits, du fait de l’altération du paysage. C’est le cas du champ dit «de pois chiches pétrifiés», dont on raconte que la Vierge (ou le Christ selon les versions) y aurait transformé les pois chiches d’un cultivateur en cailloux. Ce champ aurait existé jusqu’à la première moitié du XXe siècle, pour finalement disparaître, traversé aujourd’hui par le mur de séparation.
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