Théorème de la solitude des doctorant·e·s

Théorème de la solitude des doctorant·e·s

Le film «Le théorème de Marguerite» porte à l’écran les rapports complexes entre jeunes chercheurs·euses et leur directeur·ice de thèse. Sa projection a été l’occasion d’une table ronde organisée par le Service de médiation de l’Université de Fribourg.

Mathématicienne douée, seule femme de sa promotion, Marguerite est sur le point de boucler sa thèse. Tout bascule le jour «J» lorsqu’elle présente ses résultats. Non seulement son travail est remis en cause par une erreur, mais son directeur de thèse ne veut plus la suivre, pour lui préférer un autre doctorant qui vient d’arriver et qu’il a lancé sur le même sujet. Sans compter qu’il ne cesse de lui répéter: «L’exigence mathématique ne saurait souffrir d’aucune émotion!». La jeune chercheuse se retrouve seule. Elle renonce à sa thèse, mais pas aux mathématiques.

Si «Le théorème de Marguerite» réunit tous les ingrédients d’un film à suspense, il porte aussi à l’écran les rapports parfois complexes entre un doctorant, une doctorante et son directeur ou sa directrice de thèse. Au cinéma le Korso à Fribourg, la récente projection du film d’Anna Novion (sorti en 2023), avec Ella Rumpf, dans le rôle de Marguerite et Jean-Pierre Darroussin dans celui du professeur, a été l’occasion d’une table ronde organisée par le Service de médiation de l’Université de Fribourg.

Autour de la table, avec le professeur de droit Michel Heinzmann dans le rôle du modérateur, étaient présent·e·s Katharina Fromm, professeure de chimie et rectrice de l’Université de Fribourg, le professeur de droit Walter Stoffel ainsi que la docteure Nathalie Dherbey Chapuis, maître-assistante et co-présidente du CSWM, le corps des collaborateurs et collaboratrices scientifiques (cadres intermédiaires) de l’Université de Fribourg.

Problème de double dépendance
Pour Walter Stoffel, le début du film décrit une situation que le Service de médiation rencontre souvent. «C’est très bien montré au niveau de l’atmosphère», dit-il. D’un côté, on a une doctorante partagée entre admiration envers le professeur et frustration. De l’autre, le professeur n’a pas de temps à lui consacrer. Il a beaucoup à faire et est accaparé par ses propres objectifs. De plus, il l’informe de l’arrivée d’un nouvel assistant dans la précipitation.

«On trouve une information déficiente dans nombre des cas problématiques que nous rencontrons. Il s’agit le plus souvent de maladresses commises par le directeur ou la directrice de thèse, qui n’a pas conscience de ce que vit son ou sa subordonné·e», continue le professeur de droit. Les autres intervenant·e·s observent que cette relation très verticale peut poser problème. D’autant plus qu’elle est souvent marquée par une double dépendance, le directeur ou la directrice de recherche étant également le ou la responsable au niveau de l’employeur.

Katharina Fromm reconnaît que le point est potentiellement problématique. Dans l’idéal, considère-t-elle, le ou la professeur·e devrait amener ses chercheurs·euses doctorant·es à le ou la dépasser. «Car ils et elles sont l’avenir de l’Université et de notre société.» La mise en place des best practices, soit des guides de bonnes pratiques pour le corps professoral dans ses rapports aux cadres intermédiaires, représente une étape. «En cas de problème, on recommande également d’avoir un·e deuxième superviseur·euse», dit-elle, rappelant l’importance d’améliorer la coopération interfacultaire sur ces questions.

La rectrice observe un changement de générations. «L’attitude des jeunes professeur·e·s diffère de celle leurs aîné·e·s. On leur demande de se profiler aussi au niveau pédagogique. Ils et elles s’interrogent sur les manières d’améliorer les dynamiques d’équipes.» Walter Stoffel, s’il constate des améliorations, remarque pour sa part que l’idée d’une cotutelle est souvent jugée chronophage par le corps enseignant. Et il observe une réticence des professeur·e·s à voir d’autres évaluer le travail de leurs élèves. «Il faudrait institutionnaliser ce deuxième regard», estime-t-il.

Ressources pour les doctorant·e·s
Comme lui, Nathalie Dherbey Chapuis considère de son côté que «la problématique n’est pas résolue». Elle relève l’avancée que constituent les best practices, mais aurait aimé voir l’apparition d’une structure plus contraignante pour le corps professoral. Dans les formations, observe-t-elle, «on rencontre toujours les plus motivé·e·s». Comprenez: les professeur·e·s qui en ont le plus besoin ne viennent pas.

«Le rectorat aurait voulu aller plus loin», reconnaît Katharina Fromm. «Suite à une consultation dans toutes les facultés, nous avons toutefois trouvé un dénominateur commun», continue la rectrice, relevant les mécanismes existants permettant d’améliorer ce déséquilibre structurel. Le Service de médiation en fait partie, mais des bilans  sont aussi recommandés après la première année. «On pourrait aussi imaginer le recours aux bourses pour étudiant·e·s pour une indépendance plus grande.»

Nathalie Dherbey Chapuis rappelle également les ressources à disposition des doctorant·e·s. La Conférence universitaire de Suisse occidentale (CUSO) permet ainsi des échanges entre jeunes chercheurs·euses. Tout comme le Graduate campus, plateforme interfacultaire aide à la mise en lien d’étudiant·e·s par rapport à leur thèse. Dans un esprit plus informel, Katharina Fromm signale encore les meetings de groupe, permettant les échanges dans un cadre plus relax.

Le genre, au-delà des statistiques
Avec Marguerite, seule mathématicienne dans un monde d’hommes, le film éclaire aussi une réalité: le problème de la représentativité des femmes. Alors que ces dernières sont nombreuses comme étudiantes et comme membres du corps intermédiaire, elles n’occupent aujourd’hui que 30% des postes de professeur·e·s à l’Université de Fribourg. Un chiffre toutefois en augmentation, car il ne dépassait pas 15% quelques années auparavant.

Walter Stoffel souligne que, dans deux tiers des cas, ce sont des femmes qui poussent la porte du Service de médiation. Le problème, estime-t-il, est à chercher au-delà des statistiques, car il observe souvent une différence de genre dans la manière de s’exprimer. «Par exemple, une femme tendra à exprimer ses doutes de façon plus directe, alors que l’homme se montre plus sûr de lui», dit-il, rappelant qu’il est important de ne pas y voir une différence de qualité du travail, mais plutôt de présentation, voire de faculté d’autocritique. Et d’ajouter que souvent le directeur ou la directrice de thèse ne se rend pas compte de l’impact de ses paroles.

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Pierre Koestinger est journaliste indépendant.

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