«Faire confiance au vivant!»

«Faire confiance au vivant!»

Professeur au Muséum national d’histoire naturelle de Paris et écrivain, Marc-André Selosse s’arrête le 19 mars prochain à Fribourg pour une conférence. A ne pas manquer!

Non, la nature n’est pas bien faite! A travers ses livres, ses enseignements et ses conférences publiques, Marc-André Selosse se consacre à faire connaître les sciences du vivant. Biologiste, spécialiste des champignons et des sols, il est aussi un excellent vulgarisateur. Interpellé par les idées reçues et trompeuses qui existent sur l’évolution, sur les liens entre les espèces et sur la nature en général, il détricote les mythes et remet le vivant au centre du débat.

Marc-André Selosse, qu’est-ce qui vous a poussé, un jour, à sortir des travées universitaires pour aller vers le grand public?
J’ai toujours beaucoup misé sur la formation. La moitié des profs de biologie de France sont probablement passés dans mes cours! Je considère la formation comme une façon de préparer les citoyen·ne·s pour demain afin qu’ils aient en main les outils pour leur environnement et leur santé. Pour les mêmes raisons et par goût, j’ai toujours fait aussi beaucoup de vulgarisation à destination du grand public. Ces dix dernières années, j’ai augmenté mes activités dans ce sens. C’est d’ailleurs pour cela que j’étais revenu au Muséum d’histoire naturelle dont c’est l’une des missions, en plus de la recherche. La science n’est utile que lorsqu’elle arrive à ses destinataires finaux, qui sont les citoyen·ne·s.

Votre dernier ouvrage, dont vous allez parler à Fribourg, s’intitule Nature et préjugés. Ces préjugés nous éloignent-ils de la nature justement?
Oui, comme notre formation et la diffusion de l’information scientifique ne sont pas au rendez-vous, nous nous retrouvons avec une vision de la nature qui est faite d’idées reçues et de stéréotypes issus de l’Antiquité, du Moyen Age, de la publicité ou des dessins animés et des contes de notre enfance… Donc il y a une sorte d’urgence à rendre la connaissance aux citoyen·ne·s et à déjouer ces préjugés, car ils comptent parmi les facteurs qui nous mènent aux crises sanitaires et environnementales actuelles.

Cette place de la science et de la nature dans l’éducation s’est-elle perdue ou n’a-t-elle jamais existé?
De mémoire de Marc-André Selosse, ça n’a jamais existé dans nos régions. Mais si on lit l’ouvrage de l’économiste Arnaud Orain, Les savoirs perdus de l’économie, on s’aperçoit que l’économie est née dans les sciences du vivant. Le naturaliste Linné lui-même a écrit des articles sur «l’œconomie»: à cette époque on appelait ainsi la science qui permettait d’avoir des gestes mesurés pour gérer un territoire et exploiter ses ressources. Là où je vois un moment de bascule vers la formation moderne des citoyen·ne·s, c’est lors de l’établissement des disciplines séparées et de spécialisations qui vont de pair avec la perte d’une vision humaniste de la culture et du savoir. Aujourd’hui, on fait de l’économie, on fait de la sociologie, on fait de la chimie, etc. Autant de disciplines qui ont la prétention d’être universalistes.

En quoi est-ce nocif?
Chaque discipline a ses outils et ses compétences utiles. Il ne s’agit pas de nier cela, mais quand une discipline exerce solitairement, elle mutile l’objet qu’elle étudie. Elle parle du monde tel qu’elle le perçoit, mais n’en donne pas une idée globale ou universaliste. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas de spécialisation: on en a besoin pour être performant. Mais il faut cesser d’avoir des formations trop étroitement disciplinaires, notamment intégrer plus le vivant et l’écologie. Dans les programmes, régulièrement, plusieurs disciplines doivent se pencher ensemble sur un même sujet ou une même problématique. Elles doivent échanger pour construire une vision commune, interdisciplinaire. Sans cela, on forme plusieurs images différentes d’un même sujet, partielles et inexactes, inapte à féconder l’action et les décisions.

Dans un même ordre d’idée, l’évolution culturelle et l’évolution biologique deviennent indissociables dans votre ouvrage. Expliquez-nous.
Beaucoup de scientifiques l’ont affirmé avant moi, notamment Dawkins ou Cavalli-Sforza. D’une part, l’évolution culturelle n’est pas propre à l’humain. Des espèces de cétacés ou de corvidés ont des traits culturels qui se propagent sans support génétique, mais par des interactions entre individus. D’autre part, la culture évolue en suivant les mêmes règles que l’évolution biologique. D’ailleurs, notre évolution culturelle peut influencer notre évolution biologique. Ainsi, les civilisations où l’on trait les vaches pour prélever le lait ont sélectionné les individus qui digèrent le lait à l’âge adulte. C’est un trait inhabituel chez les mammifères! De même, les civilisations où l’on cultive et consomme des céréales sélectionnent les individus qui produisent plus d’enzymes salivaires digérant l’amidon de cet aliment. Nous sommes au cœur d’évolutions où le culturel façonne le biologique.

Une évolution qui n’est pas reconnue par l’être humain?
Elle est reconnue pour les plantes et les animaux, notamment lorsqu’on fait de la sélection artificielle. Mais on ne l’applique pas assez à l’humain, puisqu’on ne se voit pas dans la nature. L’évolution est enseignée comme une toile de fonds, mais pas comme quelque chose d’utile à nos actions, d’utilisable. J’y vois une conséquence de ces cassures disciplinaires évoquées plus haut.

Dans quel domaine par exemple?
En médecine, prenons la façon dont on gère les antibiotiques. Elle ne fait que sélectionner des résistances bactériennes, alors qu’on sait en biologie évolutive, comment éviter cela. En utilisant toujours deux ou trois médicaments en même temps et/ou en changeant régulièrement de médicament, on évite cette sélection, car les mutants résistants à toutes les molécules ne peuvent apparaitre. De plus, on utilise alors les médicaments à faible dose, avec moins de toxicité pour le malade. La trithérapie contre le sida montre le succès de cette façon de faire, car l’utilisation simultanée de plusieurs antiviraux stoppe l’émergence de virus adaptés. En agriculture, on voit apparaitre partout des résistances aux insecticides alors que si l’on appliquait plusieurs substances (même en moins grande quantité), on éviterait cette perte d’efficacité.

Mais si on sait comment ça fonctionne, pourquoi est-ce qu’on n’applique pas ce mécanisme à d’autres maladies ou problématiques?
Parce qu’on n’est pas assez formés au vivant. On méconnait ce qu’est l’évolution, qui est en réalité le pivot de la profession d’agriculteur·trice ou de médecin. On retrouve le hiatus interdisciplinaire, la cassure entre disciplines. La médecine évolutive n’est un sujet que dans une ou deux facultés, pareil en agriculture. Alors que ce n’est pas un sujet, mais que c’est LE sujet.
Pour revenir aux trithérapies, elles ont été basées sur des pratiques empiriques, mais ce succès peine à convaincre au-delà, parce que culturellement on néglige le vivant comme une solution.
Je vous donne un autre exemple, dans un tout autre domaine. Partout dans le monde, on s’inquiète des ressources marines. Des réglementations régulent la taille des mailles des filets, la taille minimale des coquillages à ramasser, etc., pour ne pas pêcher les plus petits. Or, c’est un non-sens! En réalité, on ne fait que sélectionner… les adultes nains. Dans le Golf du Lion, les sardines pèsent trois fois moins et sont 25% plus courtes à l’âge d’un an qu’il y a 10 ans. Parce qu’on a sélectionné les reproducteurs de petites tailles. L’évolution reste méconnue comme mécanisme d’action. Et ça nous mène aux désastres sanitaires et alimentaires en cours.

Quelle solution pour préserver la nature, alors?
Créer de véritables réserves intégrales, couvrant 30% des eaux et des territoires. Cela permettrait à la faune et à la flore de se régénérer, sans être obligée d’évoluer pour s’adapter à nos actions, pour servir de réservoir au reste du monde. Mais c’est plus difficile à défendre ou à mettre en place qu’une pêche limitant la taille des prises.

Comment faire passer ces messages?
Dans mes conférences et mes livres, je cible désormais mes propos pour montrer qu’en s’occupant de la nature, on s’occupe de l’humain. Un dernier exemple: dans certains comtés des Etats-Unis, les pesticides ont fait disparaître les chauves-souris. Comme celles-ci étaient des «insecticides naturels», il a fallu recourir à 31% d’insecticides chimiques en plus. Mais dans le même temps, la mortalité infantile dans ces comtés a augmenté de 8%. Perdre les chauves-souris nuit aux humains. Mais il faut dire aussi qu’il existe des solutions et que le vivant fait partie de ces solutions.

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  • Conférence «Nature et préjugés» (en français, gratuit), mercredi 19 mars 2025, à 20h, auditoire de biologie végétale, rue A.-Gockel 3, Fribourg

Author

Sophie Roulin a d’abord exercé sa plume dans les rubriques régionale et magazine du journal La Gruyère, avant de reprendre sa liberté et de devenir indépendante. Ce choix lui permet d’élargir encore son horizon professionnel et de remettre davantage de sciences dans les thématiques abordées. Avant de se tourner vers le journalisme, elle a étudié les géosciences à l’Université de Fribourg.

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