«Je défends une approche féministe du droit»

«Je défends une approche féministe du droit»

Sa thèse de droit lui a valu le prix Genre 2024 décerné lors du dernier Dies Academicus. Sofia Elisabetta Balzaretti y défend l’idée que le droit peut contribuer à façonner une société plus égalitaire et sans sexisme. Avec un talent certain de la vulgarisation, elle s’en explique dans nos colonnes.

Sofia Elisabetta Balzaretti (2ème depuis la droite)

Vous avez décroché le prix Genre qui vous a été remis à l’occasion du Dies Academicus. Qu’est-ce que cela vous fait?
Je suis très honorée de recevoir ce prix, mais je suis également ravie de pouvoir le partager avec d’autres chercheuses. Cette reconnaissance témoigne d’un intérêt croissant pour les questions de genre, et de l’objectif d’en faire un véritable sujet scientifique. Il me semble crucial de montrer que nous juristes réfléchissons aussi à cette question à partir de notre discipline.

Comment et pourquoi avez-vous décidé de vous pencher sur «l’épineuse et importante question de l’égalité entre les sexes» dans votre thèse de doctorat?
Tout d’abord, en tant que juriste, je m’intéresse aux questions d’égalité, aux droits fondamentaux et à la protection des droits «de l’homme» au niveau international et suisse. Mon intérêt pour la philosophie du droit a également joué un rôle – une thèse en droit offre cette merveilleuse opportunité d’explorer en profondeur les aspects théoriques.
Ensuite, en tant que femme et féministe convaincue, je savais qu’il y avait des idées à rassembler et la possibilité de réfléchir au droit et à la théorie du droit à partir de mon expérience «située» de femme, sans entrer dans une logique identitaire que je ne cautionne d’ailleurs pas. J’ai également pu mûrir et évoluer, grâce à l’accompagnement doctoral d’excellente qualité que j’ai reçu à l’Université de Fribourg. En écho à la thématisation et à l’intérêt croissant pour le sujet ces dernières années, l’inspiration n’a cessé de grandir.

Est-ce une thèse militante?
Si l’on comprend le militantisme comme une action visant à défendre une cause, alors effectivement, ma thèse a une dimension militante, puisque je défends une approche féministe du droit. Cependant, la posture juridique elle-même, le «plaidoyer» des juristes, est toujours normative. Même un sujet qui semble neutre est en réalité un plaidoyer pour une conception particulière du droit. Tout est intrinsèquement politique, y compris la manière dont les règles de droit sont conçues et interprétées. Il existe plusieurs théories du droit et il est évident que la théorie féministe du droit est fortement influencée par les mouvements sociaux féministes, ce qui lui donne probablement une teinte plus militante. En revanche, et pour plaisanter, je ne suis pas sûre que les militantes «du terrain» seraient d’accord avec moi, vu que je m’inscris dans l’orthodoxie juridique dominante en devenant docteure en droit.

Dans quelle mesure le droit, aujourd’hui, est imprégné de sexisme ? Pourriez-vous citer des exemples?
Dans beaucoup de systèmes juridiques, les femmes n’ont acquis la pleine reconnaissance de leurs droits civils que très récemment et, dans certains pays, la lutte pour l’égalité juridique n’est pas terminée. L’histoire du droit a longtemps été marquée par des pratiques qui excluaient les femmes des sphères de décision et de participation à la vie publique, ce qui a profondément modelé la manière dont le droit et le démocratie sont structurées aujourd’hui.

En droit comparé, on peut aussi observer ces disparités. Par exemple, la définition de la violence domestique ou du harcèlement sexuel varie largement d’un pays à l’autre. Cette conception biaisée reflète une vision patriarcale du droit, où certaines formes de violence sont minimisées, voire justifiées, ce qui contribue à invisibiliser l’expérience des femmes, à les considérer comme des «citoyennes de seconde zone».

Vous écrivez que le droit ne protège pas assez les femmes contre toutes les formes de sexisme? Pour quelles raisons?
Le sexisme n’est pas seulement une question d’atteinte isolée à des droits individuels, mais une idéologie profondément ancrée, soutenue par un «continuum des violences». Ce n’est pas uniquement une question de lois insuffisantes, mais de structures sociales et institutionnelles qui perpétuent ce sexisme. Parfois, ce n’est pas qu’il n’y a pas de lois en place, mais il existe des défaillances étatiques importantes dans la mise en oeuvre réelle de l’égalité; une non prise en compte des récits et témoignages des femmes en tant que victimes de violences sexuelles est un exemple.

Pire, vous affirmez que le droit peut contribuer au sexisme! De quelle façon?
Le droit peut, en effet, contribuer au sexisme, non seulement à travers des lois qui semblent neutres, mais aussi par la manière dont il aborde des concepts comme l’égalité, l’autonomie ou la dignité, qui sont souvent considérés comme les bases de la protection des droits des femmes. La notion de consentement par exemple est largement débattue dans la littérature féministe, ce qui nous pousse à reconsidérer non seulement «a-t-elle consenti?», mais aussi à se demander «qui a la possibilité de donner son accord mais surtout de formuler la proposition?» En particulier, cette réflexion critique, incarnée par le féminisme, nous incite à ne pas accepter les concepts libéraux tels qu’ils sont, mais à les analyser pour éviter de reproduire une vision patriarcale de l’égalité.

Le droit peut-il véritablement contribuer à créer une société sans sexisme?
Là réside tout le défi. Il existe des attentes vis-à-vis du droit, que l’on peut observer à travers les procès médiatisés. Ma thèse défend l’idée que le droit peut, oui, contribuer à façonner une société plus égalitaire et sans sexisme, à condition qu’il ne perde pas de vue le projet matérialiste et radical du féminisme. Ce n’est pas simplement une question de reformulation juridique, mais de maintenir la portée universelle et transformatrice du féminisme politique. C’est un des arguments principaux à la lutte juridique contre le sexisme: ne pas diluer les valeurs fondamentales du féminisme, qui sont avant tout des valeurs de justice sociale et de redistribution du pouvoir.

Quand on lutte juridiquement contre les discours sexistes, ne risque-t-on pas de censurer des propos qui, bien que ne volant pas forcément haut, peuvent rester dans la limite de la liberté d’expression?
Oui, c’est un risque, et c’est un point que je souligne dans ma thèse. Les féministes américaines sont partie de là pour pouvoir offrir une protection juridique contre le harcèlement sexuel, car la liberté d’expression a une place centrale dans la Constitution américaine. Il en va autrement en France ou en Suisse. Partout, c’est vrai, le sexisme est compris comme «les propos sexistes». Pour moi ce n’est pas tant une question de restreindre la liberté ou d’interdire des propos que de savoir comment promouvoir des droits sociaux et façonner positivement la société. Cela permet de justifier des pratiques comme les espaces en non-mixité choisie ou la valorisation des productions des femmes. La théorie féministe nous rappelle que l’enjeu n’est pas tant de censurer ou d’interdire, mais d’offrir une place réelle aux femmes, pour pouvoir en somme converser à «armes égales».

Avez-vous espoir que, au travers du droit, on puisse éliminer les stéréotypes liés à la condition féminine?
Les stéréotypes, évidemment, sont un obstacle, mais il ne faut pas rejeter les fondements libéraux du droit en dépit des dérives patriarcales. Tout le monde doit avoir le droit de choisir, avoir des préférences personnelles ou excercer ses libertés individuelles. Le droit peut et doit être un outil pour concilier liberté et égalité, notamment pour les femmes. Le véritable défi est de remettre chaque norme dans son contexte politique et éthique. La lutte contre la violence, notamment la violation des corps des femmes, doit être une priorité. Et ce ne sera faisable qu’en prenant au sérieux les féministes et leurs revendications. Mais au-delà de cela, il s’agit de remettre en question les stéréotypes qui peuvent conduire à des violations graves des droits.

Et au niveau privé, qu’allez-vous faire maintenant que vous êtes docteure en droit?
Depuis plus de deux ans, je travaille à l’administration fédérale, où je continue à m’engager sur des projets liés à l’égalité, en particulier en faveur des personnes handicapées. Les liens entre droit et politiques publiques sont passionants. Je garde un pied dans la recherche à l’Université de Fribourg. Je pense également à m’investir dans la vulgarisation scientifique de mes travaux de thèse. Et, sur un plan plus privé, je demeure engagée en tant que féministe, car après tout, le privé n’est-il pas politique?

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  • Balzaretti, Sofia. Le sexisme et le droit suisse, européen et international: Pour une approche féministe du droit. Zürich: Schulthess Verlag, 2023.
  • Photos: Jessica Genoud

Author

The long and winding road! Après un détour par l'archéologie, l'alpage, l'enseignement du français et le journalisme, Christian travaille depuis l'été 2015 dans notre belle Université. Son plaisir de rédacteur en ligne? Rencontrer, discuter, comprendre, vulgariser et par-ta-ger!

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