Lolita à la dérive

Lolita à la dérive

Dans un roman choc paru en 1955, Nabokov décrit la relation abusive entre le narrateur adulte et une jeune fille. Septante ans plus tard, le terme «Lolita» renvoie le plus souvent à une nymphette aguicheuse. Un séminaire dispensé à l’Unifr s’interroge sur cette déformation.

Des lunettes de soleil en forme de cœur, des lèvres ourlées de gloss et un air mi-boudeur, mi-provocateur: telle est l’image qui vient communément à l’esprit lorsqu’on évoque la figure de Lolita. Un coup d’œil sur le site du Larousse révèle qu’une lolita serait une «très jeune fille, jolie et aguichante». Au fil du temps, le personnage du célèbre roman éponyme de Vladimir Nabokov publié en 1955 n’a cessé d’évoluer, allant jusqu’à se muer en un véritable symbole de la libération sexuelle des femmes. Velia Ferracini attire l’attention sur le fait qu’à l’origine, «Lolita est une enfant victime de viol.»
Comment en est-on arrivé à une telle déformation de l’héroïne – et de l’histoire – imaginée par l’auteur américain d’origine russe? Ce questionnement figure au cœur d’un séminaire dispensé à l’Unifr au semestre d’automne de l’année académique 2024-2025 par cette assistante diplômée du Département de français. C’est en participant à un débat organisé en marge de la remise du Goncourt de la Suisse à Neige Sinno (pour son ouvrage «Triste Tigre») que la doctorante a pris conscience de l’ampleur «du tabou qui demeure autour du traitement de la thématique de l’inceste dans la littérature». Dans le cas du roman de Nabokov – qui décrit la relation abusive entre le narrateur de 37 ans et une jeune fille de 12 ans – «même certains grands penseurs contemporains de l’intelligentsia française parlent d’une histoire d’amour».

Dans la tête d’un pédocriminel
Retour 70 ans en arrière. En déroulant la trame narrative de «Lolita» par le biais d’un dialogue se déroulant dans la tête du personnage de Humbert Humbert, «Nabokov a choisi un angle inhabituel, un changement radical de perspective». Afin de montrer «toute la complexité d’un pédocriminel, qui plus est érudit, l’écrivain met en scène la confession à la première personne de cet homme». Cette confession, qui a pour but de dédouaner le narrateur d’un meurtre, finit par tourner entièrement autour de Dolorès Haze (alias «Lolita»), la jeune fille que Humbert Humbert a prise sous son aile et dont il abuse.
«D’une certaine manière, il s’agit bel et bien d’une histoire d’amour, du moins selon le point de vue du narrateur», souligne Velia Ferracini. Pour se justifier, Humbert Humbert utilise diverses stratégies, dont le recours à des références littéraires et à la pathétisation, notamment l’évocation d’un amour de jeunesse perdu. Si l’on sort de la tête du narrateur pour se placer du côté de Lolita, aucun doute n’est permis: «Elle est victime de contrainte sexuelle.»
«Ce qui rend l’ouvrage complexe – une complexité qui renvoie d’ailleurs à celle du cerveau d’un pédocriminel – est le fait que Lolita n’a pas directement droit à la parole, puisqu’elle n’existe qu’à travers les yeux de Humbert Humbert et de ce qu’il croit qu’elle pense.» Une perception qui est d’autant moins fiable que «le narrateur avoue qu’il ment parfois». Nabokov a néanmoins laissé dans son livre «des indices permettant d’une part de montrer que la jeune fille n’est pas consentante et, d’autre part, que lui-même réprouve le comportement de Humbert Humbert».

Amour interdit ou abus?
«’Lolita’ est clairement une critique de l’abus commis contre Dolorès Haze», résume la doctorante de l’Unifr. Or, à peine publié, l’ouvrage a fait l’objet d’erreurs d’interprétation, «peut-être tout simplement parce que les gens ne savaient pas comment lire» ce roman-ovni. Comme le montre le livre «L’ouragan Lolita», co-écrit par Véra et Vladimir Nabokov, le couple a «dès la sortie du livre été dérangé par l’interprétation qui en était proposée, par le fait que le personnage de Lolita ne semblait pas forcément être considéré comme une victime».
Il a néanmoins fallu attendre 1962 et la transposition au cinéma du roman par Stanley Kubrick pour que «la vraie déformation commence», ce malgré le fait que Nabokov était impliqué dans cette adaptation. «A la décharge du cinéaste et de l’écrivain, précisons que l’organe américain compétent a mis son veto à plusieurs reprises, ce qui a obligé l’équipe à réécrire une partie du scénario.» C’est une Lolita paraissant plus âgée qui s’est imposée à l’écran, «gommant partiellement le côté incestueux de la relation». Les scènes de sexe ayant été interdites, «les spectateurs et spectatrices pouvaient laisser libre cours à leur imagination, par exemple en se représentant des étreintes romantiques, voire mignonnes». Au final, «le film de Kubrick donne l’impression qu’il s’agit d’une histoire d’amour interdite».
Trente-cinq ans plus tard, Adrian Lyne «a essayé de mieux faire», poursuit Velia Ferracini. Dans cette deuxième adaptation cinématographique de l’ouvrage, le réalisateur utilise une voix-off pour reproduire l’effet narratif du roman de Nabokov. Le hic? «Alors que les images du film sont censées être le fruit de l’imagination d’Humbert Humbert, les spectateur·rice·s ont tendance à prendre ce qu’elles et ils voient pour argent comptant.» Une fois encore, l’abus fait place à la romance, en l’occurrence «l’histoire d’un amour un peu désespéré». Une méprise accentuée par le fait que l’actrice qui joue le personnage de Lolita est presque adulte.

Un raccourci troublant
Depuis, les références à Lolita se sont multipliées, de la musique à la publicité, en passant par la mode. En 2000, la popstar Alizée, alors âgée de 16 ans, clame ainsi haut et fort dans son tube «Lolita»: «C’est pas ma faute, et quand je donne ma langue au chat, je vois les autres, tout prêts à se jeter sur moi». Plus récemment, Lana del Rey reprend dans un clip vidéo des scènes du film de Lyne et «chante l’amour et la libération des femmes en tant que Lolita», rapporte l’assistante de l’Unifr. Quant aux lunettes de soleil en forme de cœur portées par l’héroïne du film de Kubrick, elles deviennent le symbole même de la nymphette, une adolescente aux airs faussement candides.
«Ce raccourci interpellant est assez symptomatique de notre société hypersexualisée», analyse Velia Ferracini. Un phénomène que dénonce justement la littérature post-MeToo et ses figures marquantes telles que «Triste Tigre» ou «Le Consentement» (Vanessa Springora). «’Triste Tigre’ explore la mauvaise interprétation du roman de Nabokov; Neige Sinno se demande comment on en est arrivé à le transformer en apologie de la pédophilie.»
La réception du livre «Lolita» est donc «le symptôme d’un problème contemporain plus vaste, celui de la banalisation des violences sexuelles», constate l’assistante du Département de français. «Le rôle de l’espace universitaire est justement de se réapproprier les sujets de société, de les contextualiser et de les aborder avec un regard critique.» D’où la pertinence d’un séminaire sur la question. «Les étudiant·e·s ont vraiment joué le jeu: ils et elles n’ont pas hésité à dépasser l’analyse littéraire pure pour s’attacher à la réception de l’œuvre», se réjouit Velia Ferracini.

 

Velia Ferracini est doctorante et assistante diplômée au Département de français de l’Unifr. Au premier semestre de l’année académique 2024-2025, elle a donné un séminaire sur la réception et l’interprétation de l’ouvrage «Lolita» de Vladimir Nabokov, paru en 1955.

_________

  • Image de couverture: Dominique Swain et Jeremy Irons à l’affiche de Lolita du réalisateur Adrian Lyne

Author

Journaliste indépendante basée à Berne, elle est née au Danemark, a grandi dans le Canton de Fribourg, puis a étudié les Lettres à l’Université de Neuchâtel. Après avoir exercé des fonctions de journaliste politique et économique, elle a décidé d’élargir son terrain de jeu professionnel aux sciences, à la nature et à la société.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *