«Nous sommes dans l’éloge du doute, de la fragilité»

«Nous sommes dans l’éloge du doute, de la fragilité»

Co-fondateur du Centre de rééducation sensitive du corps humain et collaborateur scientifique à l’Université de Fribourg, Claude Spicher revient sur la Méthode de rééducation sensitive de la douleur, ouvrage collectif qui appelle à une nouvelle manière de penser.

«Il ne s’agit pas d’enfermer, mais d’ouvrir.» Ces mots de la pianiste sud-coréenne Hieon Jeong Lim, figurant sur la première page, disent à eux seuls le propos de la Méthode de Rééducation Sensitive de la Douleur. Cet ouvrage, qui vient de paraître, vaut bien plus que le simple support de formation du Centre de rééducation sensitive du corps humain. C’est «le fruit de plus de quarante années de découvertes, recherches bibliographiques, cogitations, sédimentations, ajouts, suppressions et synthèses», annoncent les quatre auteur·trices en ouverture.

«C’est une mise à jour de la connaissance actuelle qui élargit le propos du premier ouvrage paru en 2003», explique Claude Spicher, co-auteur du livre et co-fondateur du Centre de rééducation sensitive du corps humain, à Fribourg. La méthode aborde non seulement les aspects techniques, comme la neuroplasticité que l’on connaît mieux aujourd’hui, mais propose aussi une réflexion de fond. Rien de moins que repenser ce que les auteur·trices appellent la complexité bio-psycho-sociale.

Communauté de pratique
De fait, l’ouvrage, au-delà de la neuropathologie, aborde la douleur dans toute l’épaisseur de l’expérience humaine. Il cite Lao Tseu, la théologienne Marion Muller-Collard ou encore Etty Hillesum, qui fut confrontée à la douleur jusque dans l’enfer des camps de concentration. «Nouveauté de cette édition, nous avons intégré le savoir des étudiant·e·s et des patient·e·s», explique Claude Spicher. On trouve ainsi à ses côtés comme autrices Sarah Chapdelaine, Sibele de Andrade Melo Knaut et Estelle Murray. Cette dernière, philosophe et littéraire de formation, a une connaissance intime de la douleur, son «maître», depuis un accident à l’âge de 14 ans.

Voilà bientôt 25 ans que Claude Spicher et ses collègues développent la méthode de rééducation sensitive, aujourd’hui reconnue à l’échelle mondiale, s’appuyant sur ce qu’on appelle en science la pratique fondée sur les données probantes (evidence-based practice). «On travaille avec six universités de par le monde, dont l’Université McGill au Canada. Cette communauté de pratique nous a fait traduire certaines parties de la méthode en dix-sept langues, dont la charte des dix droits des soignées.»

Un autre regard
A 62 ans, Claude Spicher n’a rien perdu de son enthousiasme partageur. S’il accepte l’étiquette d’«inspirateur» de la méthode, il se décrit d’abord comme un joueur d’équipe, aimant à citer Marion Müller-Collard: être humble, loin d’une humiliation de soi, «signifie être capable d’incessants allers-retours entre le “je” et le “nous”.» Pas de fausse humilité chez lui, donc, mais une co-construction permanente du savoir.

«Nous sommes dans l’éloge du doute et de la fragilité», dit-il à notre arrivée au Centre de rééducation sensitive du corps humain, qui a accueilli plus de 4161 personnes depuis son ouverture en 2004. Dans son parcours professionnel, il se souvient d’un moment d’humilité particulièrement fécond avec un patient. Un premier pas de côté dans sa manière d’appréhender la douleur. Nous sommes en 1999. Claude Spicher a 36 ans.

Thérapeute de la main, il travaille à la rééducation du doigt d’un patient. «Lorsque je lui demandais de réaliser un mouvement particulier, il refusait. Trois fois je lui ai demandé et trois fois il a refusé. Ce n’était pas qu’il ne voulait pas: il ne pouvait pas le faire. Ce qui m’a conduit à poser un autre regard sur la douleur. Davantage qu’un obstacle à surmonter, on doit s’intéresser à cette dernière, à ce qu’elle nous dit.»

En proie aux affres de l’insupportabilité, la plupart des patient·e·s qui poussent la porte du Centre de rééducation sensitive du corps humain en sont venu·e·s à porter un regard désabusé ou fataliste sur les perpétuels tiraillements de leur corps. D’où l’importance du soin qui est mis dans l’accueil. La salle d’attente porte d’ailleurs un nouveau nom: «salle d’accueil». Tandis que Claude Spicher a aménagé son bureau dans le lieu de la convivialité par excellence: la cuisine.

On y trouve une petite table de seconde main, encombrée de livres et de revues, coincée entre la porte et la machine à café. Illustration du fourmillement permanent de pensées qui occupe l’esprit de son propriétaire. Détestant l’injustice autant que «la pensée simplifiante et mutilante», il se décrit comme un homme aux identités rhizomes, selon l’expression du philosophe Gilles Deleuze: Vaudois de naissance, Fribourgeois d’adoption, huguenot par sa grand-mère cévenole, praticien empathique et curieux, la pensée toujours en éveil.

«Le monde a besoin de nuance»
«On me dit parfois que je suis compliqué, mais je réponds que c’est la vie qui est complexe.» Si pour lui «le monde a plus que jamais besoin de nuance», il ne demeure pas moins soucieux de la solidité de son travail. La Méthode de Rééducation Sensitive de la Douleur en témoigne. L’ouvrage synthétise en effet nombre de données et d’études, reposant sur quelque 4000 cas. Point de départ: les symptômes. «Nous effectuons un état des lieux avec le ou la patient·e», explique Claude Spicher.

Plongées dans l’univers de sens des patient·e·s, les métaphores sont ici essentielles. «En Occident, l’approche scientifique a malheureusement tourné le dos à la poétique, à tout ce que l’on ne peut pas répliquer.» Les spécialistes examinent ensuite la peau. Est-elle engourdie, hypersensible au toucher? Plus que le trajet du nerf, c’est avant tout son territoire de provenance cutanée qui intéresse Claude Spicher. Il prend l’exemple d’une opération. «Le chirurgien ou la chirurgienne a épargné le nerf, mais il ou elle a peut-être endommagé son territoire à la périphérie, d’où la névralgie.»

Après l’anamnèse clinique, le repérage du territoire de la douleur, place à la rééducation. Le centre propose aux patient·e·s des exercices à effectuer quotidiennement. Cela peut consister à caresser la zone touchée avec de la soie ou une peau de lapin. «Le confort est le maître mot dans cette étape de stimulation», souligne Claude Spicher, ajoutant que le centre affiche un taux de succès de 73 % dans la diminution ou l’arrêt complet de la sensation douloureuse.

Le grand effacement du symptôme
«N’oublions pas que la douleur, dit-il, est une expérience sensorielle et émotionnelle. Et l’anthropologue David Le Breton ajoute que c’est un vécu somatique et sémantique». Or, la médecine a pour habitude de rechercher les causes d’un mal en se fondant sur le principe de la déduction. «Dès qu’on a trouvé une cause par déduction, sur la base d’un examen clinique, on exclut tacitement les autres causes possibles», explique Claude Spicher.

Mais dans le cas où le ou la médecin ne trouve rien, le patient ou la patiente risque de tomber dans le raisonnement suivant: «s’ils ne trouvent rien, c’est que je n’ai rien». Or la douleur persiste. Ce risque, Claude Spicher et ses collègues l’appellent le «grand effacement» du symptôme. C’est le fameux «ne vous inquiétez pas, tout est normal». Rassurant au premier abord, cette attitude revient à nier la vérité de l’expérience de la douleur chez la personne qui consulte.

Pour Claude Spicher, les douleurs chroniques a priori inexpliquées demandent d’inverser le chemin réflexif. De passer de la déduction à l’induction, en partant de ce qui est donné et exprimé par la personne. Au fond, rien de moins que de revoir le grand paradigme de l’Occident, amorcé par Descartes, en proposant de dépasser la dissociation du sujet et de l’objet pour, dit-il, «accompagner le patient ou la patiente vers un ailleurs en devenir». Là encore, guérir rime avec co-construire.

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  • Spicher, C., Murray, E., Chapdelaine, S., & de Andrade Melo Knaut, S. (2025). Méthode de rééducation sensitive de la douleur: Un nouveau mode de penser la complexité bio-psycho-sociale. Sauramps Médical.
  • Photo: Alain Wicht

 

Author

Pierre Koestinger est journaliste indépendant.

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