Quel est l’impact de la répartition des genres au sein d’une entreprise sur la satisfaction des femmes en termes de carrière? Une vaste enquête internationale, menée auprès de 2291 femmes dans plus de 35 entreprises sur 5 continents, lève le voile, avec quelques surprises et plusieurs mystères à la clé. Les explications d’Olivier Furrer, professeur au Département de marketing et co-auteur de l’étude.
De manière générale, une représentation accrue des femmes à des postes supérieurs contribue-t-elle à la satisfaction professionnelle des employées?
Tout d’abord, il faut bien comprendre que notre étude ne porte pas sur la satisfaction professionnelle des employées ou leur satisfaction au travail, mais sur leur satisfaction en termes de carrière. En effet, la satisfaction en rapport avec la carrière reflète l’évaluation subjective et personnelle que font les employées de leur progression et de leurs perspectives de carrière. Dans notre étude, ce construit a été mesuré avec des items tels que: «Je suis satisfaite du succès que j’ai obtenu au cours de ma carrière» et «Je suis satisfaite des progrès que j’ai accomplis dans la réalisation de mes objectifs de carrière».
Ensuite, il faut également comprendre que notre étude n’est pas comparative. Nous ne nous sommes pas intéressés aux différences de niveau de satisfaction entre hommes et femmes. Nous n’avons mesuré cette satisfaction en rapport avec la carrière que pour les femmes et nous avons cherché à comprendre les différences de satisfaction entre femmes en fonction de la répartition des genres, dans leur entreprise au même niveau hiérarchique et au niveau supérieur.
Pour en revenir à votre question, les résultats de notre étude montrent que la satisfaction des employées en rapport avec leur carrière est positivement influencée lorsqu’elles ont dans leur entreprise une majorité de femmes au niveau hiérarchique directement supérieur au leur; elle est en revanche négativement affectée lorsque leur supérieure directe est une femme et lorsqu’il y a une majorité de femmes à leur niveau hiérarchique. Ces résultats sont relativement universels (similaires dans les 35 sociétés que nous avons étudiées) et peu influencés par des facteurs culturels.
Il est souvent avancé que les femmes adoptent entre elles un comportement plus compétitif et hostile que les hommes. Votre étude aborde ce point. Est-ce un fait avéré ou un simple cliché?
De nombreuses études ont montré que les femmes pouvaient être aussi compétitives que les hommes, qu’elles sont généralement plus compétitives entre elles que vis-à-vis des hommes et qu’elles utilisent le plus souvent des comportements compétitifs différents des hommes. Notre étude ne mesure pas directement l’intensité de ces comportements compétitifs, mais utilise le concept d’interdépendance (paradoxale) entre compétition et coopération pour développer des hypothèses liant la répartition des genres dans l’entreprise et la satisfaction des femmes en rapport avec leur carrière. Nos résultats montrent qu’une femme qui a une autre femme en tant que supérieure directe voit sa satisfaction en termes de carrière amoindrie, ce que nous expliquons par une concurrence accrue entre femmes.
Par ailleurs, votre étude montre que, lorsqu’une majorité féminine se retrouve au même niveau hiérarchique, cela a des conséquences négatives sur leur satisfaction de carrière. Comment expliquez-vous ce phénomène?
L’hypothèse que nous avons formulée, et qui semble supportée par nos résultats, c’est que, dans les environnements compétitifs, les individus se comparent souvent à leurs pairs avec des performances et des caractéristiques similaires. Dans le cadre de la dynamique de genre, les femmes sont susceptibles d’être en concurrence avec leurs homologues féminines du même niveau hiérarchique. Cette concurrence peut être comparée à un tournoi où les individus se disputent des ressources et des récompenses limitées et où les pairs de même niveau hiérarchique (c’est-à-dire de la même ligue) deviennent les principaux concurrents. Compte tenu de la socialisation générale des femmes vers des rôles communaux (autrement dit vers des pratiques qui privilégient le bien-être de la communauté) et des hommes vers l’affirmation de soi, il se peut que les femmes n’apprécient ni n’approuvent la compétition autant que les hommes et préfèrent la coopération. Elles pourraient ainsi réagir plus négativement à la concurrence entre elles que les hommes à la concurrence entre hommes. Toutefois, avec une majorité de femmes au même niveau hiérarchique, l’intensification de la concurrence due à un accès restreint aux ressources (par exemple, les possibilités d’avancement) pourrait réduire leur satisfaction en rapport avec leur carrière, comme le montre l’incivilité observée dans d’autres études parmi les collègues féminines.
Vous suggérez également que, pour les femmes, travailler sous la supervision d’une femme nuit à leur satisfaction en termes de carrière. Qu’est-ce qui vous a conduit à émettre cette hypothèse? Et comment l’expliqueriez-vous?
La relation entre un·e supérieur·e direct·e et un subordonné·e implique généralement une interdépendance à la fois coopérative et compétitive. Cependant, nous soutenons que, dans les dyades superviseure–subordonnée femme, la dynamique interpersonnelle présente probablement plus de concurrence que de coopération que dans les dyades superviseur homme–homme ou dans les dyades mixtes. Nous le pensons sur la base de la théorie des caractéristiques du statut de genre qui explique que, sur le lieu de travail, les hommes ont un avantage en termes de statut ce qui entraîne chez certaines femmes un syndrome de reine des abeilles (queen bee syndrome) et/ou de défi ascendant (upward challenge).
De quoi s’agit-il?
Le syndrome de reine des abeilles est un phénomène social dans lequel les femmes en position d’autorité ou de pouvoir traitent les femmes subordonnées moins bien que les hommes, uniquement sur la base de leur genre. De plus, alors que les femmes ont tendance à voir et à traiter leurs managers masculins comme des « managers », les femmes subordonnées ont tendance à voir et à traiter leurs managers féminins comme des « femmes ». Par conséquent, elles sont plus enclines à adopter des comportements compétitifs à l’égard d’un superviseur féminin qu’à l’égard d’un superviseur masculin, ce qui se traduit par ce que nous appelons un défi ascendant.
À l’inverse, vous avez constaté que la situation s’améliore lorsque les femmes sont majoritaires aux niveaux hiérarchiques supérieurs immédiats. La distance hiérarchique pourrait-elle réduire la compétition entre femmes?
Dans les situations où une femme subalterne interagit avec une majorité de femmes au niveau hiérarchique supérieur, un contexte qui n’est pas dominé par une seule femme supérieure directe, nous avons proposé et empiriquement démontré un effet positif sur la satisfaction de carrière. Cela peut s’expliquer par le nombre accru de concurrentes potentielles, qui réduit le comportement compétitif des femmes du niveau inférieur. En effet, les individus font souvent preuve de moins de concurrence lorsque le nombre de concurrents est plus élevé, car ils perçoivent une diminution des chances de réussite ce qui entraîne une baisse de leur motivation à concourir. Par conséquent, dans ce contexte, les femmes ont tendance à se comporter de manière moins compétitive avec un groupe comprenant une majorité de femmes plus haut placées qu’avec une seule femme comme supérieure directe. De plus, l’argument de la distance psychologique laisse à supposer que les femmes se sentent plus proches de leur supérieure directe que des femmes plus haut placées, ce qui fait de ces dernières des concurrentes moins pertinentes. En outre, dans ce cadre, les femmes plus haut placées servent souvent de sources d’inspiration et d’informations précieuses plutôt que d’être perçues comme des concurrentes directes. Avec une majorité de femmes au niveau supérieur, ces femmes deviennent des référentes de carrière plus importantes, ce qui réduit la dynamique concurrentielle et renforce la coopération. Avec une concurrence ascendante réduite, les femmes les plus haut placées peuvent également plus facilement adopter un rôle protecteur et accepter d’être des mentors.
Plus surprenant encore, vous pointez du doigt l’impact négatif des lois en faveur de l’égalité des genres. Ces dernières atténueraient l’effet positif d’une majorité féminine au niveau hiérarchique supérieur. Pensez-vous que ce soutien externe biaise leur légitimité?
On ne peut pas parler d’un impact général négatif des lois en faveur de l’égalité des genres. Ces lois et réglementations visant à garantir l’égalité entre hommes et femmes se sont avérées efficaces, les faits montrent que ces lois et réglementations ont conduit les entreprises à engager et à promouvoir davantage de femmes à des postes de direction de haut niveau. Cependant, dans le cadre de notre étude sur la satisfaction des femmes en rapport avec leur carrière, nos résultats montrent que, dans les sociétés qui ont les lois et les réglementations les plus fortes, avoir une majorité de femmes au niveau hiérarchique supérieur a un effet plus faible que dans les sociétés où ces lois et réglementations sont moins strictes. Nos résultats montrent même que, dans les sociétés avec des lois et des réglementations plus fortes, une majorité féminine au niveau hiérarchique supérieur n’a aucun effet sur la satisfaction des femmes en rapport à leur carrière, c’est probablement parce que dans ces sociétés elles sont traitées de la même manière que les hommes par les femmes occupant les positions supérieures.
En revanche, votre étude semble indiquer que ces lois amplifient l’effet négatif d’une majorité féminine au même niveau hiérarchique. Faudrait-il alors envisager de limiter les interventions législatives en la matière?
Encore une fois, il ne faut pas généraliser et, surtout, il faut garder à l’esprit que ces lois ont des visées et des résultats qui vont bien au-delà de la satisfaction avec la carrière. Cela dit, cet effet négatif va à l’encontre de ce que nous pensions et de notre hypothèse de travail. Nous pensions que ces lois atténueraient l’intensité de la concurrence entre femmes lorsqu’elles sont majoritaires à un même niveau hiérarchique. Or, il semblerait que les résultats soient inverses avec les effets que l’on vient de mentionner sur la satisfaction en termes de carrière.
Vos conclusions reflètent une réalité complexe et nuancée. Quels enseignements les législateurs·trices et les dirigeant·e·s d’entreprise peuvent-ils en tirer?
D’une part, l’absence de différences entre sociétés pour certaines relations suggère la possibilité de mesures universelles. D’autre part, la présence de lois et de réglementations en matière d’égalité des genres modère les questions de satisfaction avec la carrière dans deux des trois effets et suggère la nécessité pour les entreprises multinationales d’adapter leurs stratégies de diversité des genres aux contextes juridiques distincts de leurs pays d’accueil. Nos résultats suggèrent également que les dyades superviseure–subordonnée femme sont préjudiciables à la satisfaction des femmes en ce qui concerne leur carrière et qu’il s’agit probablement d’un phénomène mondial. Cela signifie que les entreprises multinationales, quel que soit le pays dans lequel elles opèrent, devraient identifier les défis auxquels sont confrontées les dyades femme–femme et, le cas échéant, développer des mesures pour réduire les tensions qui en découlent.
Mais comment concrètement atténuer cet effet négatif sur la satisfaction liée à la carrière quand les femmes travaillent avec une superviseure féminine?
Ce phénomène met en évidence la manière complexe dont les normes sociétales et les inégalités structurelles se reflètent dans les contextes organisationnels. Il suggère que les défis auxquels sont confrontées les femmes occupant des postes supérieurs, y compris la gestion des attentes et des préjugés liés au genre, peuvent avoir des effets d’entraînement sur les expériences et les perceptions de leurs subordonnées en matière de progression de carrière. C’est pourquoi la résolution de ces problèmes devrait nécessiter des changements dans la culture organisationnelle des entreprises afin de soutenir les femmes à tous les niveaux de l’organisation, en encourageant une culture de soutien mutuel, de mentorat et de reconnaissance des différents styles de leadership.
En somme, votre étude semble suggérer qu’un excès de femmes à un même niveau hiérarchique nuit à la satisfaction de carrière. Cela revient-il à préconiser une mixité équilibrée à tous les niveaux?
Notre étude ne suggère rien de tel. Elle ne traite ni d’excès de femmes, ni de mixité équilibrée. Premièrement, nous n’avons comparé des situations dans lesquelles les femmes étaient majoritaires (ce qui ne veut pas dire qu’elles soient en excès) qu’avec celles dans lesquelles il y avait une mixité équilibrée ou une majorité d’hommes, sans distinguer ces deux cas. Deuxièmement, nous ne nous sommes intéressés qu’à la satisfaction des femmes en rapport avec leur carrière, sans la comparer avec celle des hommes, ni même prendre celle-ci en compte. La contribution de notre étude est importante, mais très spécifique, elle ne permet donc pas de préconiser des généralités.
- Terpstra-Tong, Jane L. Y., Len J. Treviño, Alara Cansu Yaman, Fabian Jintae Froese, David A. Ralston, Nikos Bozionelos, Olivier Furrer, Brian Tjemkes, Fidel León-Darder, Yongjuan Li, and others. Gender Composition at Work and Women’s Career Satisfaction: An International Study of 35 Societies.“ Human Resource Management Journal, September 1, 2024. https://doi.org/10.1111/1748-8583.12570.