Réquisitoire contre la science sans conscience.

Réquisitoire contre la science sans conscience.

Etudes trafiquées, résultats impossibles à reproduire, travaux plagiés. Csaba Szabo, l’un des scientifiques les plus cités au monde, dresse un tableau apocalyptique du monde de la recherche biomédicale. Fin connaisseur du milieu, le professeur de l’Université de Fribourg a profité de son année sabbatique pour rédiger Unreliable, un «J’accuse» sans fard, violent comme un pavé dans la mare.

Personne ne saurait décemment soupçonner Csaba Szabo de ne pas aimer la science, lui qui est littéralement tombé dedans quand il était petit. Dans sa Hongrie natale, derrière le Rideau de fer, son héros ne se nommait pas Ferenc Puskás, mais Albert Szent-Györgyi, un compatriote, inventeur de la vitamine C et lauréat du Prix Nobel. Avant même de devenir adolescent, il rêvait de comprendre le vivant, dans son fonctionnement le plus intime, que ce soit en médecine ou en biologie, et de venir en aide aux personnes malades. Un idéaliste, un vrai mais pas un utopiste car ses nombreuses lectures l’ont très vite purgé de toute naïveté. «J’ai eu entre les mains un ouvrage du chimiste Mihály Beck sur la fraude scientifique, se remémore-t-il dans son livre, celui-ci relatait l’histoire de l’homme de Piltdown (une célèbre mystification paléoanthropologique, ndlr.) ou les mystérieux tests de Piccardi (du nom d’un chimiste italien dont les hypothèses sur l’effet des cycles solaires sur certaines réactions chimiques sont controversées).»
Mais Csaba Szabo était certainement loin de s’imaginer qu’il allait un jour à son tour prendre la plume pour dénoncer les gravissimes dysfonctionnements du monde de la recherche: Trop de plagiat! Trop de fraudes! Il n’y tenait plus: il devait le dire, le dénoncer. Cela a donné Unreliable, un pamphlet au vitriol rédigé en quelques mois. Quand un chercheur, qui figure régulièrement dans le haut des classements des scientifiques les plus cités par ses pairs, donne un pareil coup de pied dans la fourmilière, il y a de quoi se faire du souci.

Je dois dire que l’on sort un peu groggy de votre livre. Le monde de la recherche semble être un marigot infect!
Ce que vous dites est vrai, mais cela ne signifie pas qu’il faut se taire en espérant que les problèmes vont se résoudre comme par magie. Si la situation était stabilisée, on pourrait se résigner en se disant que, ma foi, la science est faite par des humains et que ceux-ci ne sont pas parfaits. Hélas, la situation s’aggrave et je crains que cela ne devienne pire encore avec l’avènement de l’intelligence artificielle et du big data. Or, il n’est dans l’intérêt de personnes que le public se défie de la science. Surtout, ne venez pas dire que je suis antiscience, je suis profondément pro-science! Ce sont celles et ceux qui se taisent qui la desservent!

Cela fait 30 ans que vous êtes dans la recherche. Pourquoi dénoncer les dysfonctionnements maintenant?
Il n’y a pas eu un événement déclencheur précis, mais la magnitude du problème devient évidente. De nouveaux logiciels permettent de repérer les images frauduleusement manipulées dans les publications et de détecter le plagiat, dont on commence à se rendre compte de l’ampleur. Il y a aussi ce que l’on nomme les usines à publications, un business florissant de plusieurs milliards de dollars. Moyennant paiement, ces usines fournissent des articles créés de toutes pièces avec des données inventées ou manipulées. Cela devrait être l’un des plus grands scandales des sciences biomédicales.

Mais le fait que vous ayez vous-même été victime de plagiat ne vous a-t-il pas convaincu de prendre la plume?
Quand j’ai vu qu’un de mes articles avait été littéralement copié-collé de A à Z, j’ai pensé: «Mon Dieu! Ils ont vraiment aimé mon article!» Pire encore, ce premier plagiat a lui-même été plagié par d’autres personnes! A vrai dire, cet épisode aurait presque été comique si ce n’était pas si lamentable! J’ai encore une autre anecdote, mais plus grave cette fois-ci: une image de l’un de mes articles publiés il y a 25 ans, à Cincinnati, a été reprise mais en sens inverse. Il s’est avéré que c’était l’un de mes étudiants qui était à l’origine du plagiat et de l’erreur. Nous avons ensuite découvert que, au fil de sa carrière dans différents laboratoires, il s’est livré aux mêmes irrégularités. Il ne s’agissait donc pas simplement d’une erreur! J’ai ainsi compris que, même dans un laboratoire bien géré, ce type de méfait pouvait arriver. Cela dit, ce n’est pas le motif qui m’a poussé à écrire le livre, puisque cette affaire a éclaté alors que j’avais déjà entamé la rédaction. Non, la vraie raison, c’est que j’ai pu bénéficier d’une année sabbatique et que j’avais déjà beaucoup d’informations sous le coude. Et, je tiens à le souligner, le sujet ne concerne pas que la fraude, mais aussi la crise de la réplicabilité en sciences.

Précisément, selon une étude de Nature que vous citez, plus des deux tiers des scientifiques s’estimeraient incapables de reproduire les données publiées par des confrères et consœurs. C’est atterrant! Pourquoi personne n’en parle?
C’est difficile à croire, mais il n’y a pas beaucoup de bailleurs de fonds qui financent des études de réplication directe, pourtant si indispensables! Cette étape permet de reproduire une expérience scientifique en suivant les mêmes procédures et conditions que l’étude originale. C’est uniquement ainsi que l’on peut vérifier la fiabilité des résultats. Plus grave encore, il n’est parfois tout simplement pas possible d’entamer une étude de réplication directe faute de détails dans les publications. Les auteurs n’en fournissent pas suffisamment! Souvent, ils rechignent même à collaborer!

Pour quelle raison? De peur de trahir leurs secrets de fabrication?
Si l’étape de la vérification révèle des erreurs, il y a des conséquences: l’étude doit soit être corrigée, soit rétractée. En revanche, si l’étude ne peut pas être soumise à un examen de réplicabilité, faute d’informations, l’affaire est close. La diligence ne paie pas!

Ne pourrait-il pas y avoir une sorte d’institution faîtière, à l’image de l’agence mondiale antidopage, pour éviter ces abus?
Aux Etats-Unis, la recherche biomédicale est principalement financée par le National Institutes of Health (NIH). Une personne appartenant à cet institut avait proposé de répliquer certaines études indépendamment, mais son idée est restée lettre morte. Par ailleurs, si vous demandez un financement pour tenter de répliquer une recherche déjà existante, il y a fort à parier que vous ne recevrez pas un kopeck! Tout le monde est d’avis qu’il faut financer de nouvelles recherches, mais pas celles de réplication. Il n’y a donc ni argent, ni prestige en la matière. C’est très utile, mais sans glamour. Cela ne vous donnera jamais un Nobel.

Quelle solution préconisez-vous alors?
Une fois que les chercheuses et chercheurs terminent leur étude, ils pourraient mandater un laboratoire indépendant, neutre, avec lequel ils n’ont aucune connexion, afin que celui-ci réplique les résultats clés. Cette étude supplémentaire pourrait figurer en appendice de l’article. Les bailleurs de fonds pourraient financer cette étape.

Mais le nerf de la guerre, c’est l’argent!
Bien sûr, cette précaution éviterait de se fourvoyer dans des études irréplicables et donc de gaspiller de l’argent public! Sans compter que des résultats biaisés peuvent donner lieu à des essais cliniques ou à des médicaments administrés à des humains!

Est-ce déjà arrivé?
Absolument! Récemment, une société de biotechnologie californienne a produit un médicament à partir de données manipulées. Celui-ci a été administré à des patient·e·s victimes d’un accident vasculaire cérébral, avec des conséquences dramatiques: plusieurs sont décédé·e·s! On a vu les mêmes dégâts dans le domaine de la recherche sur la maladie d’Alzheimer.

Ne faudrait-il donc pas criminaliser la fraude?
Bien sûr! Cela devrait être sanctionné au pénal, parce que les fraudeurs et fraudeuses gaspillent de l’argent public. Il y a aussi toutes les chercheuses et chercheurs qui, se basant sur des données erronées, perdent du temps et de l’argent en s’engageant dans une fausse direction.

Vous dénoncez donc une certaine impunité?
Les tricheurs et tricheuses risquent de voir leur étude rétractée, mais rarement un licenciement. Cela n’a rien d’une punition. Dans certains cas, pourquoi ne pas tout simplement leur retirer leurs diplômes et leur demander le remboursement des fonds qu’ils ont touchés?

Au-delà des failles de la nature humaine, vous incriminez le système: l’hyper-compétition pour les financements et la culture du publish or perish.
Mon livre traite surtout du cas des Etats-Unis, où j’ai fait l’essentiel de ma carrière. Je ne dépends pas non plus de financements américains et il est donc également plus facile pour moi de prendre la parole. En Suisse, il me semble, le système reste plus humain, moins rude. L’Université y fournit un financement de base et des infrastructures, même si on doit bien sûr aussi chercher des financements externes. Aux Etats-Unis, c’est tout le contraire. Il y a des frais indirects immenses pour les scientifiques qui doivent donc impérativement trouver des sources de financement. C’est une pression colossale!

Et certaines personnes doivent de surcroît composer avec un statut précaire.
Effectivement, certains chercheur·euse·s ont un visa, le J-1 notamment, dont le maintien dépend des financements obtenus. Cela peut inciter à embellir des résultats.

Pour voir son étude publiée dans une revue, il faut soumettre ces résultats à un comité de pairs. Pour quelle raison, est-ce que cette instance ne suffit pas?
Les gens s’imaginent que d’être évalué par les pairs équivaut à une validation indépendante des résultats. Ce n’est pas cela du tout. Cela signifie uniquement que trois personnes jettent un œil aux données, en partant du principe qu’elles n’ont fait l’objet d’aucune manipulation et ont été obtenues dans les règles de l’art.

J’imagine que vous avez déjà été évaluateur?
Bien sûr. Et j’ai réalisé que, lorsque l’on refuse un article dans une revue, il y a de fortes chances qu’il se retrouve publié dans une revue moins regardante. L’ironie, c’est que l’évaluateur peut même devenir le complice involontaire d’une faute scientifique! Je m’explique: Si un membre d’un comité d’évaluation détecte un problème, voire des signes de fraude à l’image, et qu’il le signale aux auteurs, ces derniers peuvent effectuer les corrections et retenter une soumission ailleurs. Contre son gré, l’évaluateur aura contribué à maquiller un méfait!

Ne peignez-vous pas le diable sur les murailles? Les publications de Didier Raoult, pour prendre l’exemple le plus connu dans le monde francophone, ont été rétractées. N’est-ce pas la preuve que les garde-fous fonctionnent?
Le nombre de rétractions est d’ailleurs à un haut historique, en partie grâce à l’intelligence artificielle qui permet de repérer les fraudes et en partie grâce aux data detectives. Ces derniers utilisent des plateformes, notamment PubPeer, pour dénoncer les fraudes en sciences. Parfois, il faut attendre plusieurs années avant que les articles soient rétractés. Hélas, cela reste la pointe de l’iceberg. Ce que je trouve vraiment tragique, c’est que l’évaluation critique et le nettoyage de la littérature scientifique sont actuellement effectués par des détectives scientifiques, essentiellement des amateurs privés dévoués ! Elles ne sont pas effectuées par les organismes subventionnaires, les ministères de la santé ou les éditeurs qui publient les revues scientifiques.

Avec ce livre, ne craignez-vous pas d’amener de l’eau au moulin des complotistes?
On ne convaincra de toute manière jamais un platiste du bien-fondé de la science. Mon livre est destiné aux personnes qui s’intéressent et aiment la science. Gardons aussi à l’esprit que, sur les millions d’articles publiés chaque année, même si certains résultats ne sont pas réplicables, certains vont déboucher sur des avancées médicales qui sauveront des vies.

Allez-vous changer de carrière pour favoriser l’intégrité scientifique ou pour catalyser une réforme?
Non, je ne dispose d’aucune influence politique pour le faire. J’ai tout de même proposé la candidature d’Elizabeth Bik, l’une des plus importantes détectives scientifiques, et celle du site web Pubpeer pour les prix Einstein de l’année dernière. A ma plus grande joie, ils les ont d’ailleurs reçus. Je participerai également à une réunion à Oxford, axée sur l’intégrité scientifique et la réforme, organisée par Dorothy Bishop, une figure importante des efforts de reproductibilité. Je continuerai à faire de petites choses comme cela, mais mon objectif principal reste la recherche biomédicale.

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Author

The long and winding road! Après un détour par l'archéologie, l'alpage, l'enseignement du français et le journalisme, Christian travaille depuis l'été 2015 dans notre belle Université. Son plaisir de rédacteur en ligne? Rencontrer, discuter, comprendre, vulgariser et par-ta-ger!

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